Les personnalités du monde intellectuel qui marquent leur siècle suscitent les passions, les polémiques ; ce sont des figures clivantes. C’est pourquoi les biographies qui leur sont consacrées doivent être lues avec prudence. Entre les hagiographies (ou biographies-mausolée), souvent nourries de documents minutieusement sélectionnés par des héritiers abusifs ou des gardiens du temple zélés, présentant un profil officiel, flatteur, historiquement correct, et les portraits au vitriol (ou biographies-démolition) d’adversaires forcément suspects, il n’est guère facile au lecteur de se faire une opinion.
Assez rares sont les biographies précises, solidement documentées, nuancées, ne trahissant pas l’œuvre tout en montrant comment se construit un individu sorti de sa légende, avec son génie et ses inévitables faces obscurs. Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre (Le Seuil, 580 pages, 25 €), le dernier opus d’Elisabeth Roudinesco, se rattache à cette catégorie. Comme un juge d’instruction scrupuleux, l’auteure instruit son dossier à charge et à décharge, avec pour souci la recherche d’une vérité historique. Le portrait nous montre un homme plein de paradoxes, Juif déjudaïsé ; athée puisant des références dans les textes religieux ou mythologiques ; théoricien mettant en lumière une sexualité qu’il était alors de bon ton de cacher mais conservateur et vivant dans une curieuse abstinence choisie ; rationnel, mais passionné d’occultisme; sapeur de certitudes, mais peu enclin à porter un regard critique sur un complexe d’Œdipe ou une scène primitive discutables ; visionnaire, mais incapable de mesurer l’évolution mortifère de l’Histoire européenne de son temps, comme la montée du Nazisme.
L’analyse minutieuse des œuvres et des documents dont certains non exploités jusqu’à présent – qu’Elisabeth Roudinesco est allée exhumer jusqu’à la bibliothèque du Congrès de Washington – révèle d’autres intéressantes contradictions traduisant l’évolution de la pensée de Freud tout en dynamitant des légendes tenaces et souvent malveillantes ne reposant sur aucune preuve matérielle ni aucun témoignage. Elle montre en outre l’influence qu’exerça le contexte – personnel, familial, politique – sur la construction de ses théories.
On découvre aussi, au fil des pages, que les conflits de personnes, d’écoles, voire de coteries qui divisent aujourd’hui la scène psychanalytique existaient déjà du vivant du maître – un maître qui n’avait pas son pareil pour forger de paternelles amitiés et les transformer, avec le temps, en tenaces antipathies.
A cette approche nouvelle de Freud, à l’analyse critique proposée, s’ajoutent trois aspects qui rendent la lecture de cette biographie au style agréable et fluide passionnante : la présentation de nombreux cas de patients, la mise en contexte historique de la Mitteleuropa de ce début de XXe siècle et l’art qu’a l’auteure de brosser en quelques phrases ou paragraphes les portraits des différents protagonistes qui contribuent à éclairer la figure du fondateur de la psychanalyse (Ferenczi, Jung, Lou Andreas-Salomé, Marie Bonaparte, etc.). Une figure aujourd’hui dépoussiérée, revisitée, mais aussi et surtout humanisée.