Le 8 janvier 2015, sur son site officiel, l’écrivain Richard Millet publiait une chronique intitulée « Je ne suis pas Charlie ». Etait-ce une nouvelle provocation d’un homme de lettres aujourd’hui marginalisé ? Ce n’est pas si simple. Car le slogan « Je suis Charlie » symbolisait un combat pour la liberté d’expression, cette liberté qui devrait en tout état de cause s’appliquer non seulement aux idées qui sont nôtres, qui nous agréent, mais aussi à celles qui nous heurtent, qui se situent aux antipodes de nos opinions.
Or, chacun sait qu’en septembre 2012, Richard Millet fit l’objet d’un lynchage médiatique pour un texte de 17 pages intitulé « Eloge littéraire d’Anders Breivik », publié en complément d’un essai, Langue fantôme (Pierre-Guillaume de Roux Editions). Aussi abject qu’eût pu être ce texte aux yeux de beaucoup, il aurait dû bénéficier, comme toute œuvre littéraire, d’une liberté d’expression que seule la loi peut encadrer. Pourtant, contre l’écrivain, au Ministère public, se substituèrent les médias, puis ses pairs dans une forme moderne de chasse à l’homme, suggérant qu’il y avait ainsi deux poids, deux mesures, des idées à protéger et d’autres, déviantes bien que ne tombant pas sous le coup de la loi, à réduire au silence. L’une des charges les plus singulières fut portée par Bernard-Henri Lévy – preuve que, pour poursuivre le porteur d’une casserole, toute une batterie de cuisine ne constitue pas un handicap, en dépit d’un évident défi aux lois de la physique… Nous étions alors très éloignés de « l’esprit du 11 janvier » auquel nous sommes attachés, mais plutôt soumis à cet « Empire du Bien » qu’avait dénoncé avec talent Philippe Muray dans un essai éponyme.
Aujourd’hui, Richard Millet publie un recueil de textes dont le titre Solitude du témoin (Léo Scheer, 180 pages, 11,99 €), semble emprunté au registre de la victimisation qui est le sien depuis lors. Creusant son sillon, l’auteur y développe une pensée pour le moins hétérodoxe qui irritera les tenants du politiquement correct, mais aussi très au-delà des cercles bien-pensants. Il y est question, tour à tour, de ce qu’il estime être le naufrage de la société postmoderne, du déclin de la langue française, de la menace que représentent les islamistes pour le continent européen, du martyr des Chrétiens d’Orient accueilli dans l’indifférence générale, de la place de l’écrivain, enfin de miscellanées intitulées « chronique » qui relèvent de la note ou de l’aphorisme en relation avec les thèmes précités.
Dans ces pages, l’auteur pose souvent des questions pertinentes. La cécité des intellectuels, des médias et des politiques face à un Islam radical et violent, dont les attentats de janvier dernier (et de ce mois au Danemark) sont les plus récentes illustrations, mérite en effet une urgente réflexion de fond. Le choix du multiculturalisme qui, dans un pays d’accueil pratiquant l’autoflagellation avec constance plutôt que l’offre d’un modèle attractif et fédérateur à ses hôtes étrangers et à ses citoyens, fait émerger des communautarismes dangereux qui menacent la cohésion sociale, doit aussi faire l’objet d’un réexamen, notamment à la lumière de certains travaux de Claude Lévi-Strauss. L’appauvrissement de la langue française a tout autant de bonnes raisons d’inquiéter, même si l’état de la langue anglaise, nouvelle lingua franca réduite à quatre cents mots utilisés dans l’espace mondialisé des affaires, n’est guère meilleur. Quant au sort réservé aux Chrétiens d’Orient, l’humanité la plus élémentaire invite à nous y intéresser de près.
Le problème soulevé par ce livre concerne donc moins les questions abordées que les arguments développés et les réponses proposées. Car là où le lecteur pouvait s’attendre à un débat d’idées qui aurait pu être riche, voire à un réquisitoire rationnel, il subit 180 pages de textes où s’insèrent en permanence litanies, prêches et sermons du catholicisme le plus intransigeant, voire le plus obtus, dont le contenu se passe allègrement de démonstrations scientifiquement étayées pour se limiter le plus souvent aux anathèmes, aux affirmations et aux jugements.
Comme tout prédicateur croyant fermement détenir une « vérité », Richard Millet s’abîme dans le sectarisme lorsqu’il affirme : « Chrétien ? Non : catholique. Je ne veux pas être mis dans le même sac que les protestants et autres sectes hérétiques. » Cette revendication, qui a le mérite de la franchise, n’en introduit pas moins un double paradoxe. D’abord parce que prétendre lutter contre l’Islam radical en lui opposant un catholicisme rigoureux et non une laïcité déterminée nous conduit vers une guerre de religions particulièrement dangereuse – accomplissant in fine l’un des souhaits des djihadistes. Ensuite parce que bien des « valeurs » portées par l’auteur se retrouvent, précisément, chez les « Protestants et autres sectes hérétiques » qui suscitent tant son dégoût mais restent ses alliés objectifs.
Ainsi – le vocabulaire étant toujours vecteur de signification – découvre-t-on sous sa plume des obsessions partagées par les Chrétiens intégristes et puritains américains : le « vice », le « signe du Démon », la « pornographie » omniprésente, l’exécration de l’hédonisme, de Harry Potter « détestable pour son apologie du paganisme » (un argument développé depuis longtemps par le télévangéliste fondamentaliste Pat Robertson), de l’homosexualité, de l’avortement, de l’art contemporain (il n’aime bien sûr ni Jeff Koons, ni Paul McCarthy), de la laïcité, de l’athéisme.
Au-delà du champ lexical, la création de fantasmes délirants, mais destinés à créer une panique morale, ne nous est pas épargnée, comme lorsque Richard Millet écrit, sans apporter aucune preuve : « on ne s’étonnera donc pas de trouver sur des sites pornographiques des vidéos de décapitation auxquelles se livre l’Etat islamique. » Et pourquoi pas non plus des images des atrocités perpétrées par les Phalangistes pendant la guerre civile du Liban qui n’avaient rien à leur envier ?
Il n’est guère facile de déceler une réelle différenciation « catholique » dans ces arguties, tous les monothéismes partageant cette vision rigoriste, hautement conservatrice. En outre, d’un point de vue intellectuel, il semble difficilement crédible de dénoncer chez les Musulmans installés en Europe le « recours identitaire, ethnique, religieux » en proclamant soi-même une identité d’« hétérosexuel blanc, catholique » ou en assenant « je revendique l’universel catholique et littéraire »…
Aux autres monothéismes, l’auteur emprunte encore une conception manichéenne d’un espace enchanté où sa religion serait parée de toutes les vertus et la déchristianisation la mère de tous les vices. Ainsi, écrire : « Déculturation et déchristianisation vont de pair » ou « La langue française meurt avec, sinon de la déchristianisation » n’a aucun sens et ne convainc guère en l’absence de toute démonstration.
L’approche binaire de Richard Millet s’accompagne naturellement d’une carence totale de regard critique porté sur sa propre religion. Peut-il ainsi dénoncer le « marché mondial » et passer sous silence la banque du Vatican et ses pratiques mafieuses qui s’en nourrirent et connurent un développement sans précédent sous le règne de Jean-Paul II ? Peut-il encore condamner la prétendue omniprésence de la pornographie en omettant d’évoquer les innombrables scandales de pédophilie longtemps couverts par l’Eglise ?
Peut-il enfin intentionnellement confondre « euthanasie » et « accompagnement de fin de vie », à moins de cautionner ces médecins catholiques pervers qui, longtemps, refusèrent à leurs patients l’accès aux antalgiques au prétexte imbécile et doloriste qu’il leur fallait souffrir car telle aurait été la volonté de Dieu ? Feint-il d’ignorer que, depuis 1995, le Vatican, pour mettre fin au scandale de ces pratiques où un sadisme froid l’emportait sur la charité, publia une Charte des personnels de santé qui précise que le médecin doit soulager les souffrances même si les analgésiques peuvent entraîner une mort plus rapide (art. 123) ? D’irritant – notamment par la fâcheuse répétition des mêmes arguments d’un chapitre à l’autre qui en rend la lecture parfois pénible – l’ouvrage, sorte de profession de foi d’un moine-soldat, devient ici consternant.
Croire qu’il n’y a qu’une « vérité » relève de l’illusion ; penser la connaître et, a fortiori, dans un élan prosélyte vouloir en promouvoir la prétendue supériorité, relève de l’arrogance.
Critiquer les travers d’une idéologie fondée sur la pensée unique, placer les bien-pensants et la « Gauche morale » devant leurs contradictions, ironiser sur leur angélisme néfaste, défendre la culture contre le « tout culturel » qui condamne « homo festivus » au festif permanent, débilitant (mais moralement très encadré…), voilà le travail auquel se livra un autre homme de lettres, Philippe Muray, dans l’ensemble de son œuvre.
Le regretté Philippe Muray partageait avec Richard Millet un remarquable talent de plume, mais là s’arrête la comparaison. Car si tous deux défendaient à juste titre la langue et la littérature, le premier utilisait l’humour grinçant en virtuose comme arme de dérision massive quand le second – tout à son pessimisme et à ses obsessions – en est totalement dépourvu ; le premier traitait du réel avec une rationalité efficace tandis que le second s’égare entre invectives, fantasmes et nostalgie dévote de l’idéal ascétique. Un gouffre abyssal sépare donc ces deux auteurs et nous invite à un choix. Mais, dans le champ de la pensée critique, peut-on vraiment hésiter un instant entre un émule de Voltaire et un épigone de Torquemada ?