Une idée erronée ou approximative suggère que la science et la religion sont deux domaines séparés et que de surcroît, la pratique des sciences devrait éloigner les scientifiques de Dieu, à l’instar d’une certaine philosophie moderniste qui elle aussi, se réclamant de la raison, pense que la rationalité éloigne des fausses conceptions infantiles véhiculées par les religions et permet à l’homme de trouver son vrai chemin en ce monde bien incertain. La réalité est en fait bien plus contrastée et subtile. Nombre de scientifiques sont pénétrés d’une fois religieuse et quelques-uns n’hésitent pas à suggérer quelques ponts entre leurs recherches scientifiques et la quête d’un Dieu qui se dévoilerait dans on ne sait quelle improbable particule ou théorie. Si les connivences entre les scientifiques et « le problème Dieu » sont admises, elles ne sont connues qu’imparfaitement et c’est le grand mérite de l’ouvrage écrit par Jacques Arnould que de nous faire voyager dans cette étrange histoire des « noces ambiguës » entre Dieu et les physiciens. Car malgré le sous-titre de l’ouvrage : « Quand les scientifiques parlent de Dieu », il est question essentiellement des physiciens, notamment ceux du 20ème siècle. L’historien des sciences qu’est Arnould n’ignore pas que de rares biologistes ont évoqué Dieu mais ce sont les physiciens qui en parlent le plus, pour des raisons assez évidentes, qui sont le plus souvent esthétiques avec les mathématiques de la nature interprétées comme un signe du divin.
Le récit des liens entre les scientifiques et le religieux est un terrain parsemé de chausse-trappes. En théologien averti, Arnould a su éviter les pièges inhérents à ce thème faussement frivole dont l’exposition impose une connaissance non seulement des travaux scientifiques mais aussi des questions religieuses et plus précisément de la théologie. Le lien ambigu entre les savants et Dieu n’a pu se dessiner qu’à partir du moment où la science s’est affranchie, avec sa comparse la philosophie, des dogmes et de ce que l’on doit désigner comme théologie révélée, fondée sur les Ecritures. Cette époque est datée, elle court sur deux siècles, les 17ème et 18ème, avec l’avènement des théologiens séculiers. Descartes, Leibniz, Spinoza, Newton et d’autres figurent dans cette catégorie. L’émancipation de la Raison et l’avènement de la science n’ont pas « mis à mort » le Dieu de l’univers mais scindé la théologie (avec la religion) en deux branches, l’ancienne étant la théologie révélée, la nouvelle étant la théologie séculière dont une branche est une théologie naturelle, basée sur un sentiment esthétique de l’ordre dans la nature, grâce notamment à la gravitation universelle de Newton. C’est l’époque du Grand architecte vénéré notamment dans les loges maçonniques.
Entre le 18ème siècle et l’époque dont nous héritons se déroula l’éclipse de Dieu selon les termes employés par Arnould. Non pas que la religion ait disparu mais que les physiciens, enivrés de science positive mécaniste et réductionniste, se sont éloignés du divin mais aussi d’une interrogation sur le Tout de l’univers. Dans le courant du long 20ème siècle, la compréhension du Tout est à nouveau à l’ordre du jour et par voie de conséquence, lorsque l’universel se pointe, Dieu n’est jamais loin même s’il se cache. C’est la leçon que l’on peut tirer de ce livre racontant cette partie de cache-cache avec Dieu jouée par les physiciens et notamment les cosmologistes avec trois figures qui se détachent, celles d’Einstein, de Lemaître et d’Eddington. Cette étude s’avère aussi passionnante qu’un roman, elle regorge de détails, anecdotes et phrases prononcées ou écrites par ces physiciens qui, non content de trouver des modèles d’univers, se penchent sur des questions métaphysiques, sur le pourquoi des choses et sur le fait qu’elles soient devenues ce qu’elles sont. Hasard ou intention dans l’univers ? Telle est l’une des grandes questions du 20ème siècle avec la possibilité d’un Dieu de la Nature qui se distingue du Dieu de la Révélation. Si l’on suit les développements du lien tissé entre Dieu et les physiciens, on voit se dessiner quelques indices pour une seconde théologie naturelle, post-moderne évidemment, mais ce ne sont quelques indices car comme l’indique Arnould dans sa conclusion, ces physiciens n’ont pas cherché vraiment à construire une cosmo-théologie mais se sont plus à jouer avec ce divin qui continue à se cacher. Ne voyons pas une quelconque condescendance de l’auteur qui fait preuve d’une bienveillance à l’égard de physiciens dont il parle comme s’ils étaient ses amis. Qui sont des théologiens tout aussi amateurs que déguisés ajouterai-je.
——————————–
N’attendez pas une réflexion poussée sur la physique ou sur Dieu. Ce livre parle de l’homme et plus précisément de ces physiciens tiraillés entre trois pôles, celui de la Nature et de la cosmologie, celui des Ecritures et celui de l’expérience vécue. Le cosmos mathématique suscite un émerveillement esthétique laissant accroire à la trace d’un Créateur (ou d’une Création) tout en nourrissant un embryon de théologie naturelle qui évidemment ira parfois se confronter avec la théologie révélée enseignée par les institutions religieuses, le Vatican en l’occurrence pour la religion à laquelle participe Lemaître. Ensuite, il y a le sentiment du divin, éprouvé différemment par un Einstein qui cherche la foi dans le cosmos alors que Eddington, en quaker averti, sait pertinemment que la foi est nourrie par l’expérience intérieure. Comme le précise Arnould, l’astronome Eddington, piétiste convaincu, s’en remet à la part mystique de l’âme plutôt qu’à l’œuvre de la raison. Sa foi le conduit à combattre les tendances matérialistes dans la science mais aussi à prendre position sur l’idée du big-bang qu’il trouve répugnante. En fait, Eddington se pose en juge arbitre signalant les « hors-jeu ontologiques et théologiques ». Il sépare bien la foi mystique liée à la transcendance de la foi naturaliste liée à l’expérience immanente du physicien.
Toute autre est la position de Lemaître qui en cette année 1927 décisive (congrès de Solvay sur la mécanique quantique mais aussi parution d’Etre et Temps de Heidegger) émit l’hypothèse de l’atome primitif. Une idée induite par la flèche du temps et la pensée d’un univers qui à l’origine, se serait trouvé concentré avant de se disperser conformément au second principe. Les oreilles du Vatican n’ont pas été sourdes à cette hypothèse si bien que Pie XII s’empara un peu trop vite de cet atome primitif pour en faire une sorte de preuve attestant du fiat lux. Ce qui eut l’heur de déplaire fortement à un Lemaître conseillant aux autorités pontificales de ne pas s’immiscer dans les affaires cosmologiques. Comme Eddington mais en empruntant un chemin différent, Lemaître s’est employé à éviter les confusions entre deux options théologiques, naturelle ou révélée, en précisant que les connaissances de l’univers ne sont d’aucun secours pour le salut humain et la rédemption. Si cela avait été le cas, Moïse et Saint-Paul auraient révélé la relativité affirma Lemaître avec cette docte boutade.
Le cas de Einstein est lui aussi très singulier. Avec une foi naturaliste inspirée de Spinoza qui bien évidemment, n’est pas en odeur de sainteté avec l’origine religieuse d’Einstein qui, déçu de ne pas avoir trouvé Dieu dans le cosmos mais surtout affligé par les événements du monde dans les années 40 avec le tragique sort de sa communauté, chercha son salut non pas dans le cosmos ou la Torah mais dans le sionisme, s’imaginant en saint juif après avoir décliné la présidence de l’Etat d’Israël. En fait, le Dieu que cherchait Einstein n’a rien de commun avec le Dieu raconté dans les Ecritures mais se rapproche du Dieu impersonnel panthéiste qui est censé gouverner la métaphysique de Spinoza avec l’harmonie de tout ce qui existe et notamment celle qui réunit l’âme et le corps. De la métaphysique il est aussi question dans ce portrait des physiciens. Avec une leçon à retenir. Arnould insiste sur les égarements visant à inventer un Dieu bouche-trou pour combler les déficits gnoséologiques de la physique. Le danger n’est pas tant pour une science qui sait s’y prendre pour se défendre contre la religion que pour une théologie qui tenterait de placer son Dieu au gré des contingences épistémologiques. Ce que l’opinion ignore, c’est que c’est la science (ou son principe) qui contamine la théologie, bien plus que l’inverse.
On retiendra trois couples, Eddington et le mysticisme, Lemaître et le concordisme, Einstein et le naturalisme. Trois manières de disposer la cosmologie et un domaine religieux comprenant la foi ainsi que la théologie. Par trois physiciens qui ont été sous l’influence de l’ancienne physique de Newton et de la nouvelle physique du 20ème siècle.
Et la mécanique quantique dans tout ça ? Elle intervient dans le chapitre 8 qui évoque le dialogue de sourds entre Bohr et un Einstein dont on connaît la célèbre formule, Dieu de joue pas aux dés ! Que dire de plus sinon que Einstein ne n’est jamais remis des quanta, se positionnant comme un farouche conservateur, nostalgique du déterminisme classique. Une nouvelle histoire a commencé après le décisif tournant des années 1960. La physique s’est mise en quête d’une théorie du Tout. Une physique qui a pris note du schisme entre théologies naturelle et révélée et qui s’est parfois orientée vers d’autres cieux, ceux des philosophies orientales, avec l’appui de la physique des particules dans le sillon du bootstrap de Chew et des recherches de Fritjof Capra sur le « Tao de la physique ». Dans les années 1970 apparaît aussi le principe anthropique qui suscita maintes controverses suite aux hypothèses de Carter selon lequel l’univers est réglé de telle manière qu’il permette l’apparition de la vie et de l’homme. On voit bien qu’il s’agit d’une transposition du Dieu personnel de la révélation qui soucieux de l’homme et le créant au Dieu cosmique qui crée les conditions pour que l’homme apparaisse. Bien que subtilement amenée, cette hypothèse ne paraît pas tangible mais l’étonnement des physiciens face au cosmos est tout à fait légitime. C’est le même étonnement « métaphysique » dont faisait état Aristote. Métaphysique parce que cette spécialité est dédiée au pourquoi des choses et non au comment qui concerne la science positive.
Finalement, une question reste sans réponse. Faut-il penser que le dialogue entre science et théologie est un dialogue de sourds, voire impensable ou impossible, ou bien existe-t-il d’autres pistes non explorées mais appréhendées ? C’est ce que laisse entendre l’auteur dans le chapitre 11 avec un passage obligé, celui du fameux colloque de Cordoue en 1979, deux ans avant le colloque de Cerisy sur l’auto-organisation. Je donne cette précision car ces deux rencontres n’avaient pas le même enjeu mais partageaient un souci de comprendre les choses en adoptant une démarche transversale. C’était le signe d’une époque marquée par la curiosité et les échanges interdisciplinaires dans un but de connaître le monde. Je ne suis pas certain que cet esprit soit encore très présent actuellement.
Dans ce dernier chapitre, Arnould prend une position éclairée et ouverte, en osant évoquer une mal-mesure des théologies monothéistes venant des scientifiques tout en citant les « bonnes paroles » d’un Carl Sagan critiquant l’étroitesse des conceptions dogmatiques avec un Dieu bien trop étriqué pour être à la dimension des enjeux cosmologiques universels. L’univers est bien plus grand et plus élégant que ne l’affirmaient nos prophètes. La position finale d’Arnould peut faire débat mais je la partage, notamment lorsqu’il propose une leçon de Proclus revisitée par Hillman sur l’unicité de l’univers et donc de la description qui doit en découler, qu’elle soit restreinte au Nomos ou alors élargie à la métaphysique, la théologie et le mystère. Il faut aussi mettre en garde le syncrétisme des religions qui s’adressent aux personnes. En ce cas, elles ne sont pas équivalentes et proposent chacune un sens de l’existence, que l’on soit chrétien, kabbaliste juif, mystique soufi, bouddhiste, hindouiste ou taoïste. Unicité pour le Dieu du cosmos, diversité pour le Dieu des hommes. Telle est la leçon de sagesse qui clôt ce passionnant livre.
Pour clore cette recension, un avis personnel. Si une métaphysique, voire une théologie émerge des sciences physiques, elle sera « Une » mais présentera certainement quelques « connivences ontologiques » avec toutes les théologies « révélées » à l’homme, les métaphysiques d’Orient ainsi que les spiritualités antiques comme celles de Platon, Plotin ou Proclus.
Paru chez Albin Michel, Jacques Arnould, Sous le voile du cosmos (2015)