« Psychose » : corbillard à deux conducteurs

Au volant d’un véhicule négocié à la sauvette, la vue obstruée par une pluie diluvienne, Marion Crane transporte nerveusement quelque 40 000 dollars, un magot que son employeur lui a confié pour un dépôt bancaire. Mue par une situation financière des plus inconfortables, assaillie d’interrogations, la jeune femme s’est toutefois hasardée à prendre la tangente, le pactole jalousement conservé. Un nouveau départ bâti sur un vol éhonté, qui la conduira au Bates Motel, un complexe reculé et déserté par la clientèle, aux mains d’un taxidermiste aussi gauche que prévenant, indubitablement sous la coupe d’une mère castratrice.

Le maître du suspense

Il suffira d’une partition dantesque de Bernard Herrmann, judicieusement apposée sur l’ouverture du graphiste Saul Bass, pour qu’une tension impérieuse et irrépressible s’enclenche en hâte. À peine les premières respirations de Psychose esquissées que, déjà, la magie opère une étreinte à laquelle on ne pourra plus se soustraire. Le traditionnel « MacGuffin » hitchcockien – le vol d’argent – s’effiloche alors peu à peu, tandis que le climat vire à l’orage.

Difficile d’évoquer l’œuvre d’épouvante la plus influente de l’histoire du cinéma sans user et abuser de superlatifs. Tragédie familiale exaltée par un suspense haletant, Psychose figure sans nul doute parmi les pièces maîtresses d’Alfred Hitchcock, dont la filmographie comporte pas moins de cinquante-trois longs métrages, échelonnés sur un demi-siècle. Universelle et intemporelle, cette radiographie de la névropathie met en scène un Norman Bates aussi inquiétant qu’hypnotique, brillamment interprété par le mésestimé Anthony Perkins.

Projet scabreux ayant nécessité des fonds personnels, Psychose ne doit sa matérialisation qu’au précieux concours de techniciens engagés sur les téléfictions d’Hitchcock. Une sorte de réunion de famille qui accouchera d’une œuvre teigneuse, avançant en franc-tireur, perçant l’inconscient collectif et menant irrémédiablement son public aux portes d’une folie schizophrénique inexpiable, intimement liée à un complexe d’Œdipe.

Avec ses élans fiévreux, ses chutes sans rédemption et ses névroses destructrices, Psychose ne manque pas de consacrer Alfred Hitchcock en tant que maître du suspense, narrateur vétilleux et implacable, filmant comme personne, capable de transcender n’importe quel matériau pour en faire une entité gracieuse et porteuse de sens. Un cinéma taillé en force, débordant les frontières souvent transgressées de la fiction pour s’immiscer dans le réel le plus abrupt.

Hydre à deux têtes

À coups de cadrages verticaux, de smash cut et de visions subjectives, Alfred Hitchcock esquisse à traits fins la dualité de Norman Bates. L’angoissant décorum, coûteux et imposant, fait implicitement écho à une personnalité tourmentée, à un psychisme balançant continûment entre une figure maternelle envahissante et un fils vigoureusement jaloux, inconscient de son état, croyant sincèrement en « la maladie » de celle dont il conserve précieusement la dépouille inanimée, délabrée, rongée par le temps.

Si Hitchcock joue les funambules sur la corde mentale, il s’érige parallèlement en réalisateur de génie, conviant à la fois une photographie léchée, des inclinaisons soignées et un réel sens de l’image en mouvement. Son penchant affirmé pour la multiplication des points de vue et la débauche technique trouvera d’ailleurs une résonance particulière dans la scène de la douche, sans doute la plus étudiée au monde.

Comprenant pas moins de 90 plans différents, cette séquence regorge d’idées de mise en scène – l’œil qui se confond avec le trou d’évacuation, les visions embuées et brouillées, les renversements de perspective – et porte en elle une terreur indicible, se cristallisant par les hurlements tétanisants de la troublante Janet Leigh. Un fragment de cinéma anthologique, éperon diamanté d’une narration torsadée, résolument porté à répandre l’effroi.

L’audace au service du récit

Adaptation d’un roman mineur de Robert Bloch, Psychose tient plus du miroir tendu que de la fuite dans l’imaginaire. D’aucuns l’attendaient tapageur-prétentieux, il se fait nettement plus complexe et vicieux. Portraiturant sans ambages un désaxé sanguinaire, Alfred Hitchcock choisit d’ancrer son récit dans un réel glaçant, livrant au cours d’un dénouement instructif les secrets d’une trame narrative pour le moins entortillée.

Animé d’un sens de l’audace peu commun, le cinéaste britannique emploie son célèbre « MacGuffin » pour faire basculer l’intrigue de manière frontale. Il va alors prendre le parti de sacrifier sa vedette dans le premier tiers du film, mettant ainsi fin à sa partie de poker menteur au moment même d’introduire Norman Bates, la clef de Psychose, qui attendait jusque-là dans les coulisses d’une horreur encore inexprimée.

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