L’explosion de lazone euro est renvoyée à plus tard : la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sise à Luxembourg a confirmé, ce matin, que la Banque centrale européenne (BCE) avait bien le droit de racheter de la dette publique sur le marché secondaire (celui de l’occasion, là où l’on revend un titre acheté auprès d’un État) afin de faire baisser les taux d’intérêt et stabiliser les marchés.
En clair, et contrairement à ce qu’espéraient les souverainistes allemands soutenus par la Bundesbank, la banque centrale allemande, les juges européens ont refusé de désarmer la BCE, ce qui aurait signé la fin de la monnaie unique à la prochaine crise. Mais, la bataille judiciaire autour des pouvoirs de la BCE n’est pas terminée : il faut encore que la Cour constitutionnelle fédérale allemande se rallie à son interprétation, ce qui n’est pas certain. Surtout, la BCE est passée en janvier 2015 à la vitesse supérieure en décidant de racheter 60 milliards d’euros par mois d’emprunts d’État sur le marché secondaire pour un montant total de 1000 milliards d’euros afin de lutter contre la déflation (« Quantitative easing » ou « assouplissement quantitatif »): or, cette décision est aussi attaquée devant les juges allemands…
En 2010, la BCE a dû innover pour sauver l’euro, personne n’ayant prévu que les marchés attaqueraient les obligations émises par les Etats en les vendant à tour de bras, ce qui a eu pour effet de faire grimper les taux d’intérêt et poussé la Grèce, l’Irlande, le Portugal au bord de la faillite. Pour calmer le jeu, et alors que l’Espagne et l’Italie étaient à leur tour sous les feux des marchés, la BCE a commencé à racheter la dette dont les investisseurs se débarrassaient : mais elle l’a fait presque honteusement et en trop petites quantités pour décourager les spéculateurs. Car elle a dû faire face à une opposition déterminée des banquiers centraux allemands qui estimaient que la BCE outrepassait son mandat. En effet, les traités européens lui interdisent de financer les Etats, c’est-à-dire de lui acheter directement des bons d’État afin de ne pas les encourager à dépenser sans compter au risque de créer de l’inflation. Mais ces textes ne disent rien sur le marché secondaire et c’est dans cette faille que s’est engouffré Jean-Claude Trichet qui présidait alors l’institut d’émission de Francfort.
Ce virage politique qui a éloigné la BCE de la politique rigide de la Bundesbank a entrainé une grave crise avec les monétaristes allemands qui se sont retrouvés isolés, une première depuis le lancement de l’euro en 1999. Le président de la Bundesbank, Axel Weber, a démissionné en mai 2011, suivi par le membre allemand du directoire de la BCE, Jürgen Stark, en décembre 2011… Cela n’a pas empêché Mario Draghi, le successeur de Trichet, de passer de la guérilla à la guerre nucléaire : en juillet 2012, il a annoncé le lancement du programme OMT (opérations monétaires sur titres), c’est-à-dire un rachat sans limites des dettes des États attaqués, mais à condition que ceux-ci aient conclu au préalable un programme de réformes structurelles avec la Commission et le Mécanisme européen de stabilité (MES). Cette décision a suffi à mettre fin à la crise de la zone euro. Les monétaristes et les souverainistes d’outre-Rhin, avec le soutien de la Bundesbank, ont attaqué le programme OMT devant la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe…
Réputée eurosceptique, elle a pris tout le monde par surprise en demandant, le 14 janvier 2014, son avis aux juges de Luxembourg : jusque-là, elle ne l’avait jamais fait, à la différence de ses consœurs européennes qui reconnaissent toutes la prééminence de la CJUE en matière d’interprétation du droit européen. Manifestement, elle a hésité à déclarer l’OMT contraire aux traités européens, car cela aurait relancé la crise et sans doute abouti à l’explosion de la zone euro : pas facile pour un juge national d’assumer les conséquences d’une telle décision… La Cour constitutionnelle allemande s’est montrée tout aussi prudente en rejetant, le même jour, un recours contre le MES (une institution dotée d’une capacité d’emprunt de 750 milliards d’euros afin de pouvoir venir en aide aux pays attaqués par les marchés).
Comme c’était prévisible, la CJUE a confirmé ce matin que la BCE n’a pas dépassé les limites de son mandat : le rachat de dettes sur le marché secondaire, tel que décidé par Francfort, n’a pas « d’effet équivalent » à l’acquisition directe d’obligations souveraines auprès des États qui, lui, est clairement interdit par les Traités : en effet, aucun pays n’a la certitude que sa dette sera rachetée par la BCE. En outre, selon la Cour de Luxembourg, l’OMT relève bien de la politique monétaire et non de la politique économique qui, elle, demeure du ressort des États membres ou du Mécanisme européen de stabilité : il s’agit de « préserver à la fois une transmission appropriée de la politique monétaire et l’unicité de cette politique », celle-ci ne fonctionnant plus correctement dès lors que les taux d’intérêt de certaines dettes souveraines ne correspondent plus à rien. D’ailleurs, personne n’a contesté, relève la Cour, que la simple annonce de l’OMT « a suffi à obtenir l’effet recherché ».
Plus largement, pour les juges de Luxembourg, « au vu du caractère controversé que revêtent habituellement les questions de politique monétaire et du large pouvoir d’appréciation de la (BCE), il ne saurait être exigé davantage (d’elle) que l’utilisation de son expertise économique et des moyens techniques nécessaires dont il dispose afin d’effectuer la même analyse avec toute diligence et précision ». La CJUE se réserve simplement le droit d’intervenir si la BCE commettait une « erreur manifeste d’appréciation » dans l’exercice de son mandat. En clair, les juges ne sont pas ni des économistes ni des financiers et ils n’ont pas à se substituer aux banquiers centraux.
Reste maintenant à savoir si la Cour allemande va se rallier à cette interprétation. Dans son arrêt de 2014, six juges sur huit ont tenu à faire savoir qu’ils jugeaient l’OMT contraire aux traités européens et qu’ils se réservaient le droit de ne pas tenir compte de l’avis de la CJUE ce qui reviendrait à interdire à la Bundesbank de participer au programme OMT, ce qui le viderait de son contenu.
Une appréciation que les deux juges dissidents ont vertement critiquée en estimant qu’il n’appartenait pas aux juges de se prononcer sur l’opportunité d’une politique monétaire dont les tenants et aboutissants leur échappaient largement. Si Karlsruhe invalide l’OMT, le sort du QE ne tiendra plus, lui aussi, qu’à un fil. Une « guerre des juges » qui risque d’aboutir à l’éclatement de la zone euro.
LES ACTEURS EN PRÉSENCE
° MARIO DRAGHI
Une simple petite phrase, dans un discours prononcé le 26 juillet 2012, a fait basculer la très prudente Banque centrale européenne (BCE) dans un autre univers : « dans le cadre de son mandat, la BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour préserver l’euro. Et croyez-moi, ce sera suffisant ». L’Italien Mario Draghi, qui venait de succéder à Jean-Claude Trichet le 1er novembre 2011, a immédiatement été compris par les marchés : les attaques contre les dettes publiques qui ravageaient les États les plus fragiles de la zone euro depuis 2010 ont cessé net. Car Draghi venait de signifier que la BCE été prête à sortir l’arme lourde : racheter à tour de bras les dettes d’États pour rincer les spéculateurs aventureux.
En septembre 2012, la BCE a précisé les conditions de son nouveau programme d’Opérations Monétaires sur Titres (OMT, « Outright Monetary Transactions » en anglais): si un État de la zone euro est attaqué, elle rachètera sans limites sa dette publique sur le marché secondaire (le marché de la revente) à condition qu’il ait conclu un programme de réformes avec la Commission européenne, et ce, afin de maintenir les taux d’intérêt à un niveau acceptable.
Cette simple perspective à convaincu les investisseurs qu’ils trouveraient toujours un acheteur et qu’il n’était donc plus nécessaire de se débarrasser des créances jugées douteuses. Le programme OMT n’a d’ailleurs jamais été mis en œuvre et la BCE n’a même pas eu besoin d’adopter les textes juridiques nécessaires pour l’activer…
Fort de ce succès, «super Mario» a depuis été infiniment plus loin. Pour terrasser les risques de déflation, il a lancé, en janvier dernier, la BCE dans une opération de « quantitative easing » (QE) à l’européenne : depuis le mois de mars, Francfort rachète chaque mois 60 milliards d’euros de dette publique sur le marché secondaire, un programme qui devrait durer jusqu’en septembre 2016 pour un montant de 1000 milliards d’euros. Là aussi, le succès est au rendez-vous : l’inflation est enfin de retour, l’euro a perdu 25 % de sa valeur, les taux d’intérêt des dettes publiques se sont effondrés, la reprise est là. L’objectif de ce QE obéit à un second objectif non avoué : en cas de sortie de la Grèce de la zone euro, l’action de la BCE permettra de stabiliser les marchés. Pourquoi paniquer puisqu’on est certain de trouver acheteur ?
Cette révolution dans la politique de l’institut d’émission de Francfort a été permise par Trichet qui avait déjà racheté la dette des pays attaqués sur les marchés, mais au coup par coup. L’ancien banquier central italien a simplement été plus loin et a poussé la BCE aux limites de son mandat. Désormais, en se comportant en « prêteur en dernier ressort », la BCE agit quasiment comme ses homologues américaine, anglaise ou japonaise. Ce n’est pas un hasard si Draghi a cloué le bec de tous les eurosceptiques européens qui ne savent plus quoi lui reprocher en dehors de son bref passage chez le sulfureux banquier d’affaires Goldman Sachs. Mais il s’est mis à dos les monétaristes allemands. En effet, il n’a pas hésité à passe sur le corps de Jens Weidmann, le patron de la Bundesbank, qui a voté contre l’OMT et contre le QE. Un risque qu’il assume d’autant plus tranquillement que les faits lui ont donné raison. Jusqu’à maintenant.
VASSILIOS SKOURIS
Le « monsieur Plus » d’Europe, c’est lui, le Grec Vassilios Skouris qui préside la depuis 2003. Deux fois brièvement ministre de l’intérieur d’un gouvernement PASOK (socialiste), en 1989 et 1996, il a été nommé juge à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en 1999 avant d’en prendre la présidence en 2003.
Ou plutôt, soyons juste, lui et les 27 autres juges de la Cour (un par État membre). Car, depuis le début de la construction communautaire, elle est à l’origine des plus grandes avancées intégratrices, de la supériorité du droit communautaire sur le droit national à l’arrêt OMT en passant par l’effet direct dans l’ordre juridique national des normes européennes, la reconnaissance mutuelle des produits, le «droit à l’oublie» sur le net ou encore l’abolition des lois nationales entravant la lutte contre l’enlèvement international d’enfants. On peut toujours compter sur elle pour imposer une interprétation osée des traités européens. Elle sait aussi être politique et recule quand c’est nécessaire : ainsi, elle vient de juger que les Etats pouvaient limiter l’accès aux aides sociales des ressortissants européens, à la grande satisfaction d’une Grande-Bretagne qui a l’impression d’être submergée par les migrants d’Europe de l’Est.
Petit à petit, la CJUE a réussi à s’imposer comme le juge suprême de l’Union, les différents tribunaux nationaux ayant tous fini par admettre qu’il revenait au seul juge de Luxembourg d’interpréter le droit européen. Le dernier Tribunal qui faisait encore de la résistance était la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe. En présidant la « grande chambre », qui a rendu aujourd’hui l’arrêt OMT à la suite d’un « renvoi préjudiciel » allemand, Skouris a donc voulu marquer l’importance de cette décision. De fait, c’est la première fois dans l’histoire de l’Union que Karlsruhe a demandé à la CJUE son interprétation en matière de droit communautaire. Ce faisant, les juges allemands ont voulu souligner leur ouverture au droit européen (« Europarechtsfreundlichkeit ») et, comme ils l’ont affirmé dans leur décision de 2009 sur le traité de Lisbonne, que la « loi fondamentale allemande veut une intégration communautaire ». Un geste de bonne volonté d’une Cour traditionnellement eurosceptique.
Mais Skouris, sensible au geste allemand, lui-même formé en Allemagne, n’a pas failli à la mission de la CJUE : il a validé le programme OMT, repoussant ainsi les limites de l’action européenne. Cet activisme de la CJUE n’a pas échappé aux eurosceptiques européens, britanniques en particulier, qui ont fait de la CJUE (et de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg qui est chargé de veiller à l’application de la Convention européenne des droits de l’homme ), leur cible favorite. Lors de la Convention européenne de 2002-2003 qui a négocié le projet de Constitution européenne, la Grande-Bretagne avait même tenté de remettre en cause la supériorité du droit communautaire sur le droit national qui est la pierre angulaire de l’intégration européenne : à défaut, une loi ou un juge national pourrait défaire ce qu’un texte ou un juge européen a fait… Le successeur de Skouris, qui prend sa retraite en octobre prochain, aura fort à faire pour défendre la légitimité de son institution et empêcher une guerre entre juges nationaux et juges européens.
ANDREAS VOSSKUHLE
Pour le protocole, Andreas Vosskuhle n’est que le cinquième personnage de l’Etat. En termes d’image, la Cour Constitutionnelle fédérale de Karlsruhe (Bundesverfassungsgericht) et ses 17 juges sont pourtant largement en tête de la popularité des institutions allemandes : 86% des citoyens lui font entière confiance. Juge du Tribunal constitutionnel depuis 2008,
Andreas Vosskuhle, 51 ans, en a pris la présidence en 2010. Celui qui fait figure de conservateur plutôt eurosceptique a en fait été nommé sur proposition du SPD (socio-démocrates) qui n’avait pu imposer un juriste plus libéral à la CDU. Les juges constitutionnels de Karlsruhe sont élus suivant une procédure complexe – « à côté, l’élection du pape est un modèle de transparence », se moquait l’hebdomadaire die Zeit- censée garantir leur indépendance. Ils sont désignés pour 12 ans pour moitié par les 69 membres du Bundesrat (Sénat des Länder) et pour moitié par une commission de douze députés représentants les partis siégeant au Bundestag (Assemblée nationale). Pour être élu il faut avoir au moins 40 ans, être juriste, éligible, ne pas avoir de mandat politique et obtenir au moins deux tiers des voix. Certains juges sont marqués politiquement, mais chaque nomination est consensuelle. Chaque année, les Allemands déposent en moyenne 6500 recours devant la Cour qui a jugé quelques 450 textes de loi anticonstitutionnels en soixante-dix ans.
Jusqu’à présent, les juges de Karslruhe se sont rarement montrés euphoriques envers la construction européenne : ils n’ont accepté Maastricht en 1993 puis Lisbonne en 2009 qu’assortis de strictes conditions allant à chaque fois dans le sens d’un renforcement du rôle du Bundestag. « L’unification de l’Europe sur la base d’une union d’Etats souverains, régie par des traités, ne saurait être réalisée de telle manière qu’il ne resterait plus dans les Etats membres de marge d’action politique suffisante à l’égard de la vie économique, culturelle et sociale », estiment les juges dans leur jugement sur le traité de Lisbonne. En clair, pas d’Etats Unis d’Europe en vue côté allemand.
Le Tribunal constitutionnel fédéral est en fait composé de deux chambres dont seule la seconde traite des affaires européennes. « La très bonne image du tribunal repose sur la justesse des décisions prises jusqu’à présent », estimait voici un an Hans-Jürgen Papier, ancien président de la Cour, élu lui sur proposition de la CDU. Avant d’ajouter, comme s’il en doutait : « je pars du principe, qu’il en sera toujours ainsi à l’avenir. » De fait, les décisions prises par la cour en matière de politique européenne sont de plus en plus contestées depuis qu’Andreas Vosskuhle préside cette vénérable institution. L’intéressé rejette toute accusation d’euroscepticisme. « La Cour est convaincue d’avoir un rôle important à jouer, du fait de la réticence de plus en plus grande des citoyens envers davantage d’intégration européenne, estime le quotidien die Welt : les Allemands peuvent être sûrs, grâce à Karlsruhe, d’avoir une institution qui ne juge les dossiers européens qu’à l’aune d’une seule référence : la Loi Fondamentale », la Constitution allemande imposée par les Alliés en 1949.
NATHALIE VERSIEUX (à Berlin)