« Il est un homme de stature internationale, incarne une avant-garde intransigeante mais consciente du passé, la compétence extrême, l’innovation constante. (…) Personnage apollonien, ennemi de l’emphase, du pathos et de l’excès, autant que de l’amateurisme trop tôt satisfait et de la mesquinerie castratrice, tenace, précis, clair, doué d’une mémoire prodigieuse et d’une oreille mondialement célèbre, il est l’image même d’une certaine victoire de l’esprit. (…) C’est alors que le contenu musical, d’une complexité affolante et décourageante, se trouve en quelque sorte confirmé par ce simple problème d’optique… Tel est Boulez : immense et infinitésimal. » (Jacques Drillon, « L’Obs » du 17 mars 2015).
C’est ce jeudi 26 mars 2015 que le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez fête ses 90 ans. Un anniversaire salué comme il se doit par une exposition à la Cité de la Musique de Paris, à la Philharmonie-2, à la Porte de Pantin, du mardi 17 mars au dimanche 28 juin 2015 qui présente, sur deux étages, cent quatre-vingt-quatorze œuvres, tableaux, manuscrits, partitions à écriture microscopique et en couleurs, photographies, documents sonores, pour résumer de manière très dense le parcours exceptionnel de celui qui est sans doute le plus grand musicien français encore en vie. Il y a des tableaux de Klee, Kandinsky, Bacon, Mondrian, qui montrent le lien toujours très fort chez Boulez entre musique et peinture : « Jusqu’à ma rencontre avec Klee, je ne raisonnais qu’en musicien, ce qui n’est pas toujours le meilleur moyen d’y voir clair. ».
Le titre même de l’exposition s’est contenté du nom de l’artiste tant les facettes de sa vie ont été multiples : musicien, compositeur, chef d’orchestre, intellectuel, pédagogue, théoricien, polémiste, homme de théâtre aussi (pour Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault), fondateur de l’Institut de recherche et de coordination acoustique (Ircam) et de son Ensemble intercontemporain. Il a côtoyé entre autres Stravinsky, Messiaen, Cage, Stockhausen, Claudel, Michaux, Arthaud, Varèse, Staël, Giacometti, Mirô… Il n’y a guère qu’avec le cinéma qu’il n’a pas eu d’interaction (au contraire de Philip Glass).
Dans l’exposition, il y a des petites pépites, comme ce film montrant Giacometti faire le portrait de Stravinsky tout en discutant avec Boulez, ou Boulez interprétant la Symphonie héroïque de Beethoven.
Mais Boulez a eu aussi un rôle social majeur. Le musicologue Philippe Albera l’évoque : « Ce que je retiens du personnage, c’est avant tout son engagement exemplaire qui a permis de rapprocher le grand public d’une musique élitiste, entendue comme l’expression d’idées et de connaissances approfondies. Il a été le seul dans ce domaine à avoir accompli ce genre de travail, avec des concerts et des conférences. Cette dimension politique, ce rôle social qu’il a recouvert avec passion, ont inspiré ma démarche. ».
Comme chef, Boulez est ainsi décrit par Michel Tabachnik, autre chef d’orchestre réputé : « Je l’ai rencontré pour la première fois à Darmstadt en 1961. D’entrée, j’ai été impressionné par sa manière de diriger, sans baguette, avec une rigueur impressionnante. Boulez allait tout de suite à l’essentiel : ses explications aux musiciens faisaient volontairement l’impasse sur le contexte historique de l’œuvre jouée ou sur les affects qui s’y rattachent. ». Jonathan Nott, qui a dirigé l’Ensemble intercontemporain de 2000 à 2003, souligne : « Cette expérience m’a rapproché d’un personnage chaleureux, souvent drôle, qui avait aussi un caractère fort et l’aura d’un père spirituel. Je le considère comme un ami et je suis toujours admiratif quand je pense à sa manière de diriger, qui donne à la musique une fluidité et une clarté inégalées. ».
Les œuvres de Boulez sont inspirées de nombreux autres arts, littérature, peinture, théâtre, etc., en particulier Mallarmé, Joyce, Char, Genet, Cummings, Klee, Chéreau, Stein, etc. Char : « Ces quatre lettres avaient pour moi une valeur graphique quasi-magique. ». Quelques œuvres musicales sont présentées à cette exposition : « Deuxième Sonate », « Le Marteau sans maître », « Pli selon Pli », « Rituel », « Répons », « Sur Incides »…
En juin 2013, il confiait au journal « Le Monde » : « Je n’ai aucune ambition de me considérer comme une espèce de tapisserie historique qu’on déplie à l’occasion d’un anniversaire. ». C’était à l’occasion de la sortie d’un coffret de treize CD enregistrés par Deutsche Grammophon comprenant une grande partie de ses œuvres.
Au Conservatoire de Paris, en classe d’harmonie, Pierre Boulez a été l’élève d’un autre très grand musicien, Olivier Messiaen (1908-1992) qui annotait sur un registre du conservatoire, à l’attention de son élève : « Très bien, dans un style inadapté au devoir ». Le 6 janvier 1945, il avait constaté : « Aime [la]musique moderne ». Quelques mois plus tard, il a finalement préféré rejoindre le sérialisme du compositeur René Leibowitz (1913-1972), l’autre maître de Boulez : « Échanger Messiaen contre Leibowitz, c’était échanger la spontanéité créatrice, combinée avec la recherche incessante de nouveaux modes d’expression contre le manque total d’inspiration et la menace d’un académisme sclérosant. » (1958). Ses premières compositions datent de cette période d’apprentissage, avec « Première Sonate pour piano » (1946).
En raison d’un problème de vue, Boulez a dû arrêter de diriger des orchestres depuis quelques années. Il est resté jusqu’à cette année enseignant à l’académie du Festival de Lucerne qu’il a fondée. Comme beaucoup d’admirateurs, je lui souhaite mes meilleurs vœux de santé pour cet anniversaire quasi-national.