Il y a des noms que l’on prononce à voix basse en Grèce. Ceux des oligarques qui contrôlent à la fois l’État et l’économie du pays et qui les mettent en coupe réglée. En Grèce, on les connait, on en parle en privé d’un air gourmand, mais de là à dénoncer publiquement ce système quasi mafieux, il y a un pas qui est rarement franchi, les grands médias étant sous le contrôle direct ou indirect de ces familles et la plupart des politiques leur devant leur carrière…
Certes, Syriza a fait de la lutte contre ce système l’un des axes de son programme, mais en six mois, il n’a curieusement pas trouvé le temps de s’y attaquer. S’il est réélu ce dimanche, peut-être le fera-t-il, mais nombreux sont ceux qui en doutent.
Une anecdote révélatrice sur la loi du silence qui règne en Grèce. Récemment, j’ai eu un débat télévisé avec l’une mes consoeurs grecques au cours duquel elle a développé l’argumentaire habituel de « la Grèce victime des Européens et de la finance ». Le débat a été vif, mon analyse étant que la Grèce doit son échec à elle-même et à personne d’autre. À l’issue du plateau, celle-ci m’a dit qu’en réalité, j’avais raison et elle m’a invité à enquêter sur le système oligarchique. Surpris, je lui ai demandé pourquoi elle ne le faisait pas : « parce que je tiens à garder mon travail », m’a-t-elle répondu. Dans le cadre du documentaire que je prépare (« Grèce, le jour d’après » qui sera diffusé le 20 octobre sur ARTE), j’ai voulu interviewer des oligarques, ce qui a beaucoup faire rire sur place, ceux-ci n’ayant pas l’habitude de répondre aux questions des journalistes. J’ai alors cherché des Grecs prêts à dénoncer ce système. Je me suis heurté à un véritable mur. Finalement, le journaliste d’investigation Nikolas Leontopoulos, qui fait l’objet de poursuites judiciaires de la part des oligarques n’ayant pas aimé qu’on s’intéresse à leurs affaires, a accepté de me parler. Rendez-vous a été pris dans un parc public d’Athènes. Voici cet entretien.
Comment fonctionne le système oligarchique ?
Nous avons une expression pour le décrire en Grèce : nous parlons du « triangle du péché » ou du « triangle du pouvoir ». En réalité, c’est plutôt un carré : le premier côté est l’élite entrepreneuriale, le second, les banques, le troisième, les médias et le quatrième, le monde politique. Ceux qui possèdent le pouvoir entrepreneurial sont propriétaires des principaux médias et sont actionnaires des banques et en même temps entretiennent des rapports incestueux avec le pouvoir politique.
Qui sont ces oligarques ?
Il s’agit de cinq familles pour l’essentiel ou de vingt familles, si l’on veut agrandir le cercle de cette élite entrepreneuriale.
Plus précisément ?
Il vaut mieux ne pas nommer ces familles, car celles que je ne citerais pas seraient d’une certaine manière vexées de ne pas en faire partie.
C’est une pirouette…
Bon. Les deux familles les plus puissantes –je parle exclusivement de la puissance économique et non de la corruption – sont les familles Vardinoyannis (qui contrôle l’industrie pétrolière, NDA) et la famille Latsis (transport maritime, immobilier, etc., NDA). La meilleure façon de mesurer le pouvoir des oligarques, c’est d’examiner séparément les différents domaines. Par exemple, dans celui de l’énergie et du pétrole, deux familles le contrôle. La construction est le domaine d’une famille tout comme l’immobilier. Ou encore, deux familles détiennent une position dominante dans l’activité financière. Mais, elles ne sont pas seules à exercer ce contrôle, elles le font en coopération avec des entreprises étrangères. En vérité, ce que nous appelons oligarchie en Grèce ne pourrait pas exister dans la plupart des cas sans la coopération d’une entreprise le plus souvent européenne – française ou allemande.
C’est-à-dire ?
En fait, ces familles sont des médiateurs. Le système fonctionne de la façon suivante : une grande entreprise étrangère coopère avec une une famille locale qui a des liens avec le pouvoir politique afin d’obtenir un marché public. Autrement dit, ce système oligarchique est international : sans la présence de l’entreprise étrangère, ce modèle ne pourrait pas exister. Un très bon exemple est celui des Jeux olympiques de 2004 qui sont à l’origine de l’augmentation de la dette grecque. Tous les travaux publics qui ont été faits pour les Jeux, et dont plusieurs sont entachés de corruption, obéissaient au même modèle : d’un côté, une entreprise étrangère, de l’autre côté, une entreprise grecque et l’État grec. Le rôle de l’entreprise grecque se résumait à jouer de son rapport privilégié avec le pouvoir politique. L’investisseur véritable, au moins pour 50 % de chaque chantier, était une grande entreprise multinationale de France (Bouygues ou Vinci), d’Allemagne (Hochtief), d’Espagne (ACS), etc.. C’est de cette manière que le système fonctionne depuis les 30 dernières années.
Spyros Latsis
Et le pouvoir politique ?
Le pouvoir politique est, dans une grande mesure, dépendant des intérêts entrepreneuriaux.
Il y a une véritable loi du silence autour de ces oligarques.
C’est vrai et cela concerne autant les médias grecs que les médias étrangers. Il a fallu la crise de la dette pour que leur rôle sorte enfin de l’ombre. Pour les médias, ce système a longtemps été conçu comme un moteur de croissance et de prospérité.
Peut-on comparer ce système oligarchique à la mafia italienne ?
Non. Mais il y a quelques similitudes : tout comme la mafia vend de la protection, les médias grecs, possédés par les oligarques, protègent les intérêts entrepreneuriaux. Ainsi, lors du referendum du 5 juillet, alors que le peuple était vraiment divisé, tous les médias privés, sans aucune exception, ont mené une bataille à la limite du fanatisme en faveur du « oui », car cela correspondait clairement aux intérêts des oligarques.
Ces familles qui contrôlent la Grèce sont-elles toujours les mêmes ?
C’est un système qui se renouvelle d’une période historique à une autre. Les grandes familles qui contrôlent le pays remontent aux années 80’. Des années 50 aux années 80, c’était d’autres familles.
Ce système est-il consubstantiel à la Grèce ?
Non, c’est même le contraire. Historiquement, la Grèce n’a jamais eu un pouvoir central fort. Cela explique l’absence de confiance que les citoyens ont vis-à-vis de l’État. La Grèce est un pays décentralisé, pour des raisons historiques et géographiques, avec de petites villes, de petites communautés dans les montagnes et les îles, qui avaient une grande autonomie. Le système oligarchique est un renversement complet de ce modèle. À partir du moment où un centre puissant est apparu, il a entrainé la création d’élites entrepreneuriales autour de lui qui se sont opposées à l’activité et à la créativité de ceux qui ne font pas partie de ce centre.
L’Union européenne a-t-elle lutté contre ce système ?
Au contraire. Ainsi, en 2005, le gouvernement conservateur de Karamanlis a voté une loi interdisant à une entreprise (y compris les membres de la famille possédant cette entreprise) susceptible de participer à un marché public de posséder en même temps une entreprise médiatique. Cela était le premier véritable effort du pouvoir grec de lutter contre l’oligarchie. Mais la Commission a jugé que cette loi était contraire au droit européen. Au lieu de demander une transformation de la loi ou d’aider d’une manière ou d’une autre le gouvernement dans sa lutte contre la corruption et l’oligarchie, la Commission a menacé le gouvernement grec de ne plus verser les fonds structurels. Le gouvernement a été obligé d’abroger cette loi. Aujourd’hui encore, il est déplaisant de constater qu’après cinq ans de contrôle total par la Troïka, aucune mesure n’a été proposée pour lutter contre ceux qui possèdent le pouvoir dans ce pays alors les retraités, les gens simples, les salariés ont souffert des réformes.
Syriza s’est engagé à lutter contre les oligarques, mais jusqu’à présent il n’a rien fait.
Une des raisons principales de la victoire de SYRIZA, c’est la lutte contre la corruption. Mais il est exact qu’il n’a pas fait grand-chose pour l’instant, en grande partie parce qu’il a été occupé par les négociations avec la zone euro sur le programme d’assistance financière.
N.B.: On peut ajouter aux familles citées par Nikolas Leontopoulos, les Alafouzos (armateurs), les Melissanidis (pétrole, loterie), les Makarinis (transport maritime, etc.) ou les Bobolas (BTP, autoroute, traitement des déchets) ou les Capelouzos (énergie, gestion des aéroports). Toutes ces familles possèdent les médias grecs et surtout, sont actionnaires des banques (comme la famille Latsis).