L’historien grec, Nicolas Bloudanis, auteur d’une remarquable « Histoire de la Grèce moderne, 1828-2010, mythes et réalités » (L’Harmattan), m’a fait parvenir le texte ci-dessous pour que je le publie sur mon blog. L’homme, que j’ai plusieurs fois interviewé et qui réside entre Patmos et Leros, estime que deux mois après la victoire de Syriza, il est temps de tirer le signal d’alarme sur ce qui se passe dans son pays.
REUTERS/Yannis Behrakis
Le soutien important dont jouit auprès de l’opinion grecque le gouvernement national-populiste, c’est-à-dire la coalition entre Syriza et la droite extrême (jusqu’à 60% d’opinions favorables), se fonde, pour l’essentiel, sur deux piliers. D’une part, les promesses électorales (abolition de la Troïka, fin de l’austérité et améliorations des conditions de vie de la population par un redémarrage de l’économie et une diminution du chômage, avec en prime le maintien la Grèce au sein de la zone Euro et de l’Union). D’autre part, la patience dont font preuve les partenaires européens de la Grèce qui ont convaincu l’opinion grecque que la « négociation » et le marchandage payent. Cette réalité correspond-elle aux faits ? Ces derniers semblent plus complexes, aussi bien à Athènes, qu’à Bruxelles ou à Berlin.
Ainsi, les nouveaux dirigeants grecs se trompent, ou pire, mentent, sur l’analyse des causes de la crise qui ont déterminé leurs promesses électorales. En effet, le gouvernement d’Alexis Tsipras incrimine les mesures d’austérité et le tutorat économique de la « Troïka » (Commission, Banque Centrale européenne et FMI) que subit le pays depuis le printemps 2010 comme causes premières de la crise. Or, en réalité, celle-ci a débuté à l’automne 2008. A cette époque, le vice-ministre des Finances, M. Petros Doukas a prévenu par écrit et à plusieurs reprises le gouvernement de Caramanlis junior que d’ici une année, la Grèce sera incapable tant d’assurer le service de sa dette extérieure que d’emprunter sur les marchés internationaux. Rappelons que la dette publique avait alors triplé en dix ans et que, depuis la fin des années 1980, la compétitivité de l’économie, c’est-à-dire les conditions primordiales de toute production de richesse, stagnait, voire reculait de manière inquiétante. Les causes en étaient un étatisme et un clientélisme débridés, la corruption et les détournements, ainsi qu’un système fiscal inexistant.
Un océan de gabegie, de corruption et d’inefficacité
Côté européen, on a prescrit entre 2010 et 2014 des remèdes qui auraient pu, au moins partiellement, fonctionner dans un pays occidental, mais qui se sont révélés en partie inadaptés dans un pays qui constitue indéniablement le plus authentique héritier de l’Empire ottoman, l’ « Homme malade » du 19e siècle. Pire, les Européens ont persisté dans l’application de ces remèdes alors que, depuis 2013, on sait qu’ils ont peu d’effet. Ainsi, l’austérité et les velléités de dégraissages n’ont pratiquement pas réussi à diminuer le nombre de fonctionnaires : en cinq ans de crise, moins de 3% des emplois du secteur public ont été supprimés. Mis en demeure en novembre 2014 par la Troïka de prendre enfin quelques mesures énergiques, le gouvernement conservateur d’Antonis Samaras a préféré jeter l’éponge et avancer de deux mois et demi l’élection présidentielle initialement prévue pour février 2015, ce qui ne pouvait qu’aboutir à sa défaite… Cette politique d’austérité a, en revanche, multiplié les jeunes pré-retraités, a réduit drastiquement salaires et retraites et a durement frappé le secteur privé d’où est issue la totalité des 25% de chômeurs. Aucun volet du programme européen ne s’est en outre préoccupé d’une véritable aide ou incitation à la création d’emplois pour les entreprises. Il s’agissait pourtant d’une condition sine qua non pour éviter la marginalisation et le désespoir du quart de la population active du pays. Certes, on ne peut simultanément tout faire, mais en 5 ans on aurait pu tout au moins s’en préoccuper… Les quelques progrès réalisés, depuis 2010, dans les domaines administratifs et fiscaux ne constituent qu’autant de gouttes d’eau dans un océan de gabegie, de corruption et d’inefficacité.
L’erreur n’est pas seulement européenne : les gouvernements de Georges Papandréou jusqu’en 2011, puis d’Antonis Samaras entre 2012 et 2015, y ont largement pris part, en acceptant pratiquement telles quelles les conditions imposées, et surtout en les appliquant de manière peu soucieuse du bien public, avec pour seule préoccupation de se maintenir au pouvoir… Ce que n’ont pas compris les Européens, c’est qu’il est difficile, voire impossible, de traiter une crise économique de manière thatchérienne lorsqu’on a affaire à un État et une société gérées durant les 40 dernières années par un mélange de mauvais keynésianisme et de « mobutisme », dans des proportions qui restent à déterminer, c’est-à-dire une économie « de pillage » qui plus est financée à crédit…
Résistance à l’ennemi
La ligne directrice du gouvernement Tsipras repose sur la double mythologie d’une « résistance » contre un « ennemi », soit la Troïka et ses représentants locaux et, d’autre part, une supposée « solution », soit la suppression de la Troïka, et la fin de l’austérité. Dans cette optique, le nouveau gouvernement s’est attaqué d’emblée aux créanciers ainsi qu’aux instances de l’Union, mais sans aucun plan précis et de la manière la plus brouillonne et incohérente qui soit. Après trois semaines de palabres et de menaces, on est parvenu à un accord le 24 février dernier qui rebaptise la Troïka « Institutions », et confie aux Grecs eux-mêmes le soin de décider d’un train de mesures apte à remettre l’économie du pays sur les rails. Ces mesures seront naturellement évaluées par l’Union, puisqu’on lui demande officiellement une prolongation de son assistance financière. Un vague programme a été proposé, essentiellement dans le domaine fiscal, qui frise parfois le ridicule, notamment lorsqu’on envisage de confier une partie des contrôles fiscaux à des ménagères et des… touristes ! On y a aussi fourré une loi concernant la « lutte contre la pauvreté », sans aucun rapport avec une quelconque solution à la crise, dans la mesure où il est uniquement question d’assistance d’urgence aux plus démunis… Même s’il s’agit pour l’instant de la seule initiative positive du gouvernement grec (sous réserve de la forte probabilité de son application clientéliste), elle n’a cependant pas sa place dans des mesures d’assainissement financier. En résumé, les propositions de Yanis Varoufakis, le ministre des Finances, ne constituent pas un programme sérieux et crédible pour sortir le pays de l’impasse.
Côté européen, on a d’abord pensé avoir signé un accord avec des gens devenus sérieux après une période d’adaptation à l’exercice du pouvoir. On patiente, on accepte voire suscite la discussion, mais on reste sur des positions fermes : les Grecs ne toucheront pas un sou d’aide jusqu’à ce qu’un programme de réformes crédibles soit élaboré et soumis à approbation, et qu’un contrôle un tant soit peu fiable (la nuance a son importance dans un pays où l’imprécision voire la falsification des données statistiques officielles selon les besoins du parti au pouvoir constitue la règle…) de la situation économique et financière réelle du pays puisse avoir lieu. Quelques maladresses aussi: par exemple la présentation par des fonctionnaires européens de la loi de lutte contre la pauvreté, pourtant votée à l’unanimité par le Parlement d’Athènes mercredi passé, comme une « mesure unilatérale » prise par le gouvernement grec « à l’encontre » de l’Europe…
Position de victime
Mais, dans les semaines qui suivent, le gouvernement grec a négligé l’accord qu’il a signé, et fait obstruction aux instances de contrôle venues travailler à Athènes. Parallèlement, il a déployé une intense activité propagandiste et s’est placé en position de victime : on déterre par exemple la question des réparations et des emprunts forcés allemands datant de la Seconde Guerre mondiale, qui n’ont absolument aucun rapport avec la dette grecque actuelle.
On dénonce des « complots » (notamment de la part des gouvernements espagnol et allemand avec la complicité de Samaras) visant à déstabiliser la Grèce… A ce titre, de nombreux ministres Syriza rivalisent en déclarations aussi extrêmes que contradictoires et, last but not least, l’inénarrable Panos Kammenos, ministre de la Défense, patron de la droite extrême ANEL, menace entre autres « d’inonder l’Europe d’immigrants clandestins et de « djihadistes »»…
Il s’agit évidemment là d’une allusion à l’aspect géopolitique, qui motive probablement en bomme partie la relative modération de l’Union vis-à-vis des gamineries du gouvernement grec. On remarque aussi, à chaque menace de rupture, les interventions conciliantes de l’administration Obama. Le fait est que personne ne tient à avoir un foyer d’instabilité dans une région hautement sensible : si finalement sauvetage il y a, cet aspect stratégique jouera un rôle majeur… Mais là encore, on ne peut que regarder et se désoler du manque de vision et d’intelligence des dirigeants d’Athènes. Certes, la politique étrangère n’a jamais été le point fort des gouvernements grecs, mais tout de même… Alors que la carte géopolitique constitue un atout de première importance, le fait de l’avoir confiée à des personnages tels que Nikos Kotzias (ministre des Affaires étrangères) et Panos Kammenos ne relève même plus de l’irresponsabilité, mais du surréalisme…
Pendant ce temps, les caisses grecques se sont pratiquement vidées, les capitaux fuient le pays, les faillites internes (paiement du personnel et des services de l’État ainsi que des retraites) comme externes (service et capital de la dette) menacent pour fin avril au plus tard, le système bancaire est au bord de l’effondrement, l’économie privée étouffe du manque de crédits, d’encouragements et de garanties. De plus en plus d’importateurs doivent payer à l’avance leurs achats, ce qui est grave pour un pays dont l’autosuffisance alimentaire se situe aux environs de 30%… Le 15 mars, Alexis Tsipras, fier dirigeant de Syriza qui déclare que « rien ni personne ne peut imposer quoi que ce soit à ce peuple (le peuple grec, ndr) », envoie une lettre de 5 pages à Angela Merkel dans laquelle il demande piteusement une aide financière d’urgence afin que son pays puisse assurer ses obligations envers le FMI…C’est probablement cette missive qui a motivé l’invitation de la chancelière à venir la rencontrer à Berlin le lundi 23.
Quarante ans en arrière
Enfin, la Grèce vit une évolution – ou, plus précisément une régression – très grave, qui peut se révéler catastrophique à terme, non seulement pour elle, mais également pour ses voisins et l’ensemble européen. Depuis janvier, le pays semble être revenu plus de 40 ans en arrière, soit dans un état intermédiaire entre démocratie et régime autoritaire. Les résultats de politique étrangère et européenne sont largement en contradiction avec l’information donnée aux citoyens. Beaucoup de journalistes – hors ceux inféodés à Syriza – se transforment en propagandistes du gouvernement, cachant soigneusement les déboires extérieurs ou bruxellois et mettant en exergue les déclarations triomphalistes à usage interne du Premier ministre et de ses acolytes… Tel membre du gouvernement déclare que la chaîne de télévision Sky « devrait faire attention » à ne pas diffuser d’informations « défaitistes » dans cette période de « lutte nationale »… Inversement, une prise de position d’ATTAC dénonçant « l’aspect odieux » de la dette grecque est présentée comme un triomphe de politique internationale. De manière générale, on assiste de plus en plus à un manque total d’information substantielle et de transparence de la part des nouveaux dirigeants sur le déroulement effectif, le contenu et les résultats des négociations en cours…
Pour une personne qui a connu cette période, toutes proportions gardées évidemment et avec l’aspect répressif en moins, cela n’est pas sans évoquer le style des « colonels » qui ont sévi dans le pays entre 1967 et 1974, lorsque le seul moyen d’information fiable était la presse étrangère… Not to mention les attitudes « mussoliniennes » de Mme Zoé Konstantopoulos, présidente du Parlement lorsqu’elle interrompt des députés de l’opposition, lance du haut de son perchoir des accusations de corruption (sans aucun indice) contre d’autres (notamment Kyriakos Mitsotakis), veut invalider tous les votes passés en l’absence des députés néo-nazis emprisonnés, ou expulse des présidents de groupe sous prétexte de vices de forme mineurs dans leur procuration…
Au surplus, la xénophobie devient partie intégrante d’une « idéologie officielle» de plus en plus nauséabonde. La Grèce a des problèmes ? C’est la faute des Allemands, de Merkel, de Schäuble, et de leurs « satellites » (sic), Espagnols, Portugais, Slovaques ou Baltes… La fête nationale du 25 mars devra être « une démonstration de l’unité de l’armée et du peuple grecs » face à l’ « étranger» (Kammenos encore…). Ou encore, la Grèce « n’est plus une république bananière et doit revendiquer son indépendance énergétique » vis-à-vis de l’Union européenne (P. Lafazanis, ministre de l’Énergie, qui se garde toutefois bien de dire comment elle s’y prendra.)
Une nette tendance à l’autoritarisme
La coalition au pouvoir en Grèce, amalgame entre gauchistes, populistes et nationalistes ne sait pas ce qu’elle veut, tout simplement parce qu’elle n’est pas d’accord sur ce qu’elle veut en dépit de la façade unitaire qu’elle affiche et cherche à préserver en jouant sur le nationalisme et la xénophobie et en montrant une nette tendance à l’autoritarisme. Sans parler du cirque ANEL (Grecs Indépendants de Kamenos), Syriza est une nébuleuse allant de l’extrême-gauche violente jusqu’à la gauche modérée, voire les confins de la social-démocratie. Sans pouvoir chiffrer précisément leur nombre, il semble qu’une moitié du parti appartient aux « enragés », partisans d’une sortie de l’Euro ET de l’Union. Mais, conscients du fait qu’une forte majorité de la population est opposée à une telle extrémité qui précipiterait définitivement le pays dans le Tiers-Monde, ils se livrent à un lent travail de propagande afin de démontrer que c’est l’Europe qui chasse en fait la Grèce, dans la mesure où elle n’arrive pas à la « transformer en colonie et à l’exploiter », car le peuple grec « résiste » et se montre « indocile ». Adeptes d’une idéologie totalitaire comme le montrent leur langage et leurs attitudes, cette fraction rappelle les « Ultras » de la Restauration, dont on disait qu’ils n’avaient « rien appris et rien oublié » entre 1789 et 1815… Dans leurs fantasmes, ils revivent l’ « épopée» de Che Guevara, l’ « héroïque résistance du peuple vietnamien», voire la désastreuse guerre civile que leurs grands-pères avaient déclenchée dans ce pays même entre 1946 et 1949. Ils vivent en vase clos, voulant ignorer l’évolution du monde des 30 dernières années. En bref, ils imaginent la Grèce comme le brûlot qui va mettre le feu à l’Europe.
Inversement, Syriza compte aussi des gens favorables au maintien du pays dans l’Union et surtout, au-delà des idéologies, à l’idée européenne. Ils sont prêts à mettre de côté les blocages et la rigidité dogmatiques en faveur de solutions raisonnables de sortie de la crise. Ils sont surtout conscients qu’une telle sortie ne peut se faire qu’avec l’aide et l’assistance active de l’Europe, donc grâce à des compromis acceptables pour tous, créanciers comme débiteur. Le moindre de leurs représentants n’est pas M. Stathakis, ministre de l’Économie dont les discrètes interventions devraient être plus fréquentes et surtout mieux écoutées. Un tel cadre exigerait naturellement à terme une redistribution des cartes au niveau politique, peut-être même un éclatement de Syriza et de nouvelles alliances. N’oublions tout de même pas que le 70% du corps électoral grec reste de tendance politique modérée.
Le problème est de savoir dans quel « camp » situer M. Tsipras. Les semaines, voire les jours qui suivent devraient l’obliger à « jeter le masque » et se situer plus clairement, vu l’urgence. Une lueur d’encouragement: sa prestation et son discours, plutôt positifs, lors de la rencontre avec Mme Merkel le lundi 23 mars.