Migrants en Europe : et si on suivait l’exemple allemand ?

« Les droits civils universels ont été jusqu’à présent étroitement liés à l’Europe et à son histoire, en tant que principe fondateur de l’Union Européenne. Si l’Europe échoue dans la crise des réfugiés, ce lien avec les droits civils universels sera rompu, il sera détruit et ce ne sera pas l’Europe que nous nous représentons, ce ne sera plus d’Europe dont nous devons toujours aujourd’hui développer le mythe fondateur. » (Angela Merkel, Berlin le 31 août 2015).

De nouveaux drames des « migrants » qui tentent d’atteindre l’Europe se déroulent devant nos yeux. La mort des 71 personnes enfermées dans un camion retrouvé à Parndorf, en Autriche, le 27 août 2015, les près de 300 morts naufragés la veille au large de la Libye, etc. obligent les Européens à réfléchir sur un sujet particulièrement important et sensible, l’humain.

: Migrants : question de Vocabulaire

Je n’apprécie pas beaucoup l’expression « migrants » qui est un terme indéfini, vague et ambigu, car il peut confondre l’immigration économique, des personnes faisant le voyage pour trouver une vie plus aisée en Europe, avec le concept de réfugiés (politiques), des personnes qui fuient leur pays par nécessité vitale, car leur vie est mise en danger par des oppresseurs. Cependant, je garderai probablement ce mot de vocabulaire à défaut d’en trouver d’autres, meilleurs, ou par facilité.

Et puisque j’en suis à la sémantique, je déteste particulièrement l’emploi, pour ce sujet, de mots comme « vagues », « déferlantes », « rampants », « invasion », etc. qui confinent la personne humaine à un rang de catastrophe naturelle en lui retirant son caractère humain et même parfois, en lui collant un caractère parasitaire qu’il faudrait forcément éliminer (lire certains slogans actuels pour vendre des insecticides et penser à la Shoah, qui n’a pu se produire et qui ne pourrait se reproduire le cas échéant qu’en retirant le caractère humain aux victimes).

Les migrants en Europe mettent-ils nos valeurs en danger ?

Cela évoqué, le sujet qui bouscule les consciences et qu’on prend en pleine figure est pourtant une excellente occasion de voir de quoi sont capables « nos » valeurs, le « nos » se rapportant aux Français, peut-être aux Européens car finalement, elles sont les mêmes, elles sont même universelles, le « nos » pourrait se rapporter à l’ensemble de l’humanité.

Faisons paradoxalement cette réflexion : ce sont ceux qui ont le plus peur de leur perte d’identité, de la perte d’identité de la nation à laquelle ils appartiennent, qui ont peur de perdre leurs valeurs, qui sont les plus réticents à accueillir les réfugiés qui sonnent à notre porte, à leur porte. Pourtant, c’est le moyen le plus fort d’éprouver ces valeurs qu’ils défendent tant, que nous défendons tant. Et la première valeur, c’est la dignité humaine, la protection de la vie humaine, l’attention à l’humain. C’est donc plutôt aux noms de NOS valeurs que ces centaines de milliers de réfugiés nous demandent l’asile. Sonnent à notre porte et pas à celle du Qatar ou de l’Arabie Saoudite, par exemple.

La situation factuelle des migrants en Europe

Au-delà des drames personnels qui touchent au plus profond des cœurs, il y a des statistiques, froides mais tout aussi effrayantes. Celles que je donne proviennent de Melissa Fleming, la porte-parole du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) qui a tenu une conférence de presse le 28 août 2015 à Genève.

300 000 personnes ont traversé la Méditerranée au péril de leur vie pour aller en Europe depuis le 1er janvier 2015 : 110 000 ont débarqué en Italie, tandis que près de 200 000 (soit le double) ont débarqué en Grèce. En 2014, il y avait eu 219 000 migrants, ce qui fait que cette année, le « flux » (je n’aime pas trop ce mot non plus pour parler des personnes) a déjà plus que doublé. Le plus révoltant, au moins 2 500 personnes auraient péri ou disparu dans les eaux de la Méditerranée depuis huit mois au cours de leur funeste traversée, sans tenir compte des derniers drames évoqués plus haut. L’Union Européenne a de son côté sauvé plusieurs dizaines de milliers de vies humaines depuis le début de l’année dans ses opérations de sauvetage. C’est heureux, mais c’est insuffisant.

L’ONU est d’ailleurs assez attentive aux politiques nationales suivies dans ce domaine : « La plupart des personnes arrivant par la mer en Europe du Sud (…) proviennent de pays touchés par la violence et les conflits, comme la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan. Physiquement épuisés et psychologiquement traumatisés, ils ont besoin d’une protection internationale. Le HCR a donc appelé tous les gouvernements concernés à fournir une réponse collective et à faire preuve d’humanité, conformément à leurs obligations internationales. ». Et dans les obligations internationales, il y a bien sûr le droit d’asile que j’étendrais en devoir d’asile lorsque la vie dans les pays d’origine est réellement en danger (ce qui est le cas dans les territoires contrôlés par le Daech).

Des points de friction se sont développés en Europe, en particulier à la frontière entre la Grèce et l’ex-République yougoslave de Macédoine, à la frontière entre la Serbie et la Hongrie, à la frontière franco-britannique sur le site d’Eurotunnel (neuf personnes sont mortes début juin 2015 et 2 000 ont cherché à traverser ainsi la Manche pendant la nuit en juillet 2015), et cela se passe même dans l’Arctique, à la frontière entre la Russie et la Norvège (150 personnes d’origine syrienne ont ainsi atteint les frontières de l’Europe, selon Hans Mollebakken, chef de la police norvégienne à Kirkenes).

Le 25 août 2015 à Genève, François Crépeau, le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’Homme des migrants et demandeurs d’asile, a fait un état des lieux pas très positif de la réaction européenne : « N’allons pas prétendre que ce que font actuellement l’Union Européenne et ses États membres fonctionne. Les flux migratoires ne vont pas disparaître. La construction de clôtures, l’utilisation de gaz lacrymogène et d’autres formes de violence contre les migrants et demandeurs d’asile, la détention, l’obstruction d’un accès à des services de base tels que des abris, de la nourriture ou de l’eau, et l’utilisation d’un langage menaçant ou de discours haineux ne parviendront pas à empêcher les migrants de venir ou de tenter de venir en Europe. ».

Trois sujets autour de l’immigration en Europe

L’arrivée massive de nouveaux migrants en Europe constitue trois sujets politiques important, à très haute sensibilité électorale.

Le premier est le sujet récurrent sur l’immigration, en particulier l’immigration clandestine qu’il s’agit de combattre. Celle-ci, motivée essentiellement pour des raisons économiques, fait le beurre des populistes en Europe depuis plus d’un quart de siècle, et le fera tant que la crise économie perdurera.

Le deuxième est la protection et le sauvetage des personnes dans leur traversée périlleuse de la Méditerranée. Il est inadmissible et insupportable qu’autant de milliers de morts soient à déplorer. Les coupables sont bien sûr les passeurs qui font de ces personnes un commerce juteux. Ce sont des escrocs et des trafiquants et s’il est pénible d’imaginer ainsi s’enrichir en laissant mourir volontairement des centaines de personnes, c’est du même registre que les trafiquants d’armes ou les trafiquants de drogue. Il faut évidemment intensifier les opérations de sauvetage et agir en amont sur les passeurs pour empêcher le départ de navires trop vétustes pour assurer la sécurité des passagers et pour réduire ce trafic odieux.

Mais même en résolvant ce problème qui a engendré des multiples tragédies dans la mer, on ne réduira pas la volonté des personnes à fuir leur pays. Comme le dit François Ernenwein dans « La Croix » du 17 juin 2015 : « Personne au monde ne renoncera à fuir une mort programmée. ». Ou encore Alain Juppé le 26 août 2015 : « Tant que des régions entières du monde seront dévastées par les guerres et des pays par des guerres civiles, que le terrorisme sévira à des degrés de barbarie inouïs, que la misère avilira des milliards de personnes, que les inégalités se creuseront entre riches et pauvres dans des proportions indécentes, rien ni personne n’empêchera des hommes, des femmes, des enfants de quitter leur terre et de courir tous les risques, la mort comprise, pour rejoindre ce qu’ils croient être l’Eldorado …à commencer par notre Europe. » (sur son blog).

C’est sur ce troisième sujet, éminemment politique, qu’il convient de réfléchir (je n’ai pas de solution) pour trouver une solution qui convienne autant aux réfugiés qu’aux populations des pays d’accueil.

En d’autres termes :

Que faire de tous ces réfugiés en Europe ?

Ce n’est évidemment pas facile d’accueillir sans préparation chaque année plusieurs milliers de personnes de culture différente. Pas qu’elle risque de « dissoudre » la population nationale, comme on peut lire parfois, car qu’est-ce que quelques centaines de milliers de personnes, sauvent sans ressource, face aux cinq cent millions d’Européens ? La dissolution est une peur du « grand remplacement » complètement stupide et il faut vraiment avoir peu confiance en soi, en sa propre identité pour croire qu’une si faible proportion de personnes puisse entraîner une si grande conséquence. C’est avant tout un leurre électoral. Ou plutôt, un appât électoral.

On pourra aussi toujours commencer par la formule choc : il faut agir dans les pays d’origine pour que les réfugiés n’aient plus envie ou besoin de partir. Mais il s’agit d’une considération politique, diplomatique voire militaire qui n’apporte, dans tous les cas, aucune solution immédiate. Or, c’est aujourd’hui que le problème se pose. Pas demain.

Certains avec raison ont rappelé que l’Europe, et en particulier la France avait accueilli les réfugiés espagnols réprimés du franquisme. On peut se rappeler l’action exceptionnelle d’une Élisabeth Eidenbenz, par exemple. On peut aussi parler des immigrés dans les années 1910 et les années 1930 et rappeler qu’ils ont apporté à la France de très nombreuses richesses considérées aujourd’hui comme partie intégrante de la culture nationale, certains étant devenu des symboles de l’excellence française (j’hésite à les citer, tant ils sont nombreux, de Charpak à Ionesco).

La situation d’urgence a aussi son complément : la plupart des réfugiés souhaiteraient probablement retourner dans leur pays une fois une stabilisation politique réalisée (on en est loin actuellement). Il est donc nécessaire de leur trouver, collectivement, des moyens d’hébergement et de nourriture pour plusieurs années. D’où la volonté de Jean-Claude Juncker, le Président de la Commission Européenne, de répartir l’effort sur tout le territoire européen, et pas uniquement sur les pays géographiquement les plus exposés.

Cela nécessite certes des moyens budgétaires, mais au même titre que lorsqu’il y a un coup dur, le pays aide les victimes, au même titre qu’un pays étranger est aidé lorsque c’est nécessaire. On pourrait presque dire que le véritable ennemi des réfugiés, ce sont les populismes qui veulent instrumentaliser cette (nouvelle) détresse pour faire fructifier leur fonds de commerce xénophobe, populismes qui engendrent de la part des gouvernements nationaux un certain attentisme, hésitant entre la raisonnable nécessité humanitaire et la peur d’une impopularité qui se traduirait électoralement. Certaines personnalités, heureusement, sont capables de prôner leurs propres solutions, comme Nathalie Kosciusko-Morizet qui a suggéré que les demandeurs d’asile puissent bénéficier d’un permis de travail afin de pouvoir vivre par eux-mêmes pendant la période d’étude de leur dossier.

François Crépeau (ONU) a rappelé que « les frontières démocratiques sont poreuses par nature » et qu’il ne faut donc pas les fermer mais les contrôler : « Si les Européens veulent que leurs gouvernements reprennent le contrôle de leurs frontières, ils doivent les exhorter à miser sur la mobilité et à offrir aux migrants et demandeurs d’asile des voies officielles pour entrer et séjourner en Europe. » (25 août 2015). Sans se cacher sur la réalité à venir : « Il existe un besoin clair et urgent pour l’Europe de créer, en coopération avec d’autres pays du Nord, un programme de réinstallation massive destiné aux réfugiés tels que les Syriens et Érythréens afin d’offrir une protection à 1,5 ou 2 millions d’entre eux au cours des cinq prochaines années. »(François Crépeau).

L’exemple de l’Allemagne ?

Faut-il encore ramener l’Allemagne dans cette histoire ? Peut-être, finalement. L’Allemagne d’Angela Merkel qu’on disait triomphante et arrogante, qu’on disait sans cœur pour les Grecs, la voici sur le front étonnant de l’humanitaire : elle a décidé d’ouvrir ses portes à 800 000 demandeurs d’asile cette année. Toute une campagne médiatique vise désormais à accueillir dans les meilleures conditions. Même le magazine « Bild » s’y est mis en imposant presque à ses lecteurs d’aider les réfugiés. Dans les stades, des banderoles « Refugees welcome » tapent à l’œil des supporters.

Dans une longue conférence de presse, la Chancelière allemande Angela Merkel a déclaré le 31 août 2015 à Berlin : « Le monde voit en l’Allemagne comme une terre d’espoir et d’opportunités, et cela n’a pas toujours été le cas. ». Phrase choc qui rappelle aussi le devoir de se racheter après les années 1930.

Dans sa chronique du 1er septembre 2015, Daniel Schneidermann a proposé une explication à ce surprenant élan du cœur allemand, der Ordoliberalismus : « Dans ce système, il incombe à l’État de construire les structures de la libre concurrence, et de veiller à leur respect, au nom de principes moraux supérieurs dont il est le garant, le profit ne constituant pas une fin en soi. On ne dépense pas plus qu’on ne gagne, on ne triche pas sur ses comptes, et on accueille les migrants dans des conditions dignes, équitables, et …ordonnées : trois faces d’une même morale ? » (« Arrêt sur image »).

C’est plutôt habile de la part d’Angela Merkel de remettre l’Allemagne sur le terrain de l’humanitaire et du social. Il faut dire aussi que les Allemands ont plutôt confiance en eux et n’ont donc pas peur de s’ouvrir et d’accueillir les étrangers en détresse, d’autant plus que leur démographie est déclinante. On pourra toujours dire que l’Allemagne est un pays économiquement puissant et qu’elle peut se permettre d’accueillir « la misère du monde », mais il y a aussi des pauvres, en Allemagne et la France est une puissance économique de même ordre, elle aussi doit en « prendre sa part », selon les beaux mots devenus cliché de Michel Rocard qui, à Matignon, devait lui aussi lâcher quelques phrases de fermeté sur l’immigration.

L’Union Européenne a accordé à la France 266 millions d’euros pour la période 2014-2020 pour le financement d’actions structurelles dans les domaines de l’asile, des migrations et de l’intégration. Accompagnant le Premier Ministre Manuel Valls à Calais, le Premier Vice-Président de la Commission Européenne chargé de l’amélioration de la législation européenne, des relations inter-institutionnelles, de l’État de droit et de la Chartre des droits fondamentaux, Frans Timmermans (un travailliste néerlandais), a annoncé le 31 août 2015 une aide de 5 millions d’euros en plus des 3,8 millions d’euros alloués en 2014 pour offrir une assistance humanitaire à environ 1 500 réfugiés qui cherchent à atteindre les côtes britanniques.

C’est une crise européenne

Le numéro deux de la Commission Européenne a déclaré à cette occasion : « Ce défi est destiné à durer (…). Les gens continueront à fuir les persécutions, les conflits, pour assurer leur avenir et protéger leurs familles. Et l’Union Européenne continuera à les accueillir. Car il s’agit d’abord et avant tout d’être fidèles à nos propres valeurs, des valeurs d’humanité. Des valeurs dont nous devrions être fiers : nous ne refoulerons jamais ceux qui ont besoin de protection. Cette crise migratoire met à l’épreuve notre capacité à nous tous, Européens, à répondre ensemble à une situation qui nous concerne tous. Je veux le répéter avec force : nous pouvons le faire. (…) À condition que nous répondions à cette crise dans un esprit d’unité et de responsabilité. (…) Cette crise n’est pas une crise française ou britannique, ni même d’ailleurs une crise italienne, grecque, autrichienne ou hongroise. C’est une crise d’ampleur européenne, qui réclame donc une réponse européenne. (…) Il est temps que tous les pays européens, y compris ceux qui se sentent à l’abri de ces problèmes et se sont montrés plus difficiles à convaincre, comprennent que l’adoption de politiques plus courageuses et l’expression de la solidarité sur le terrain est aussi dans leur intérêt. Car il n’y a de réponse efficace que collective ; il n’y a pas de solutions nationales. (…) J’appelle, à nouveau, tous les Européens à la mobilisation collective. Nous pouvons, et nous devons, agir. Agir avec humanité vis-à-vis des persécutés, avec solidarité entre pays européens, et avec fermeté dans l’application des règles. Les solutions communes sont les seules qui soient efficaces et durables. ».

Frans Timmermans voudrait en outre que les demandeurs d’asile qui voient leur demande rejetée soient le plus tôt possible de retour dans leur pays d’origine : « Nous ferons d’ailleurs très prochainement d’autres propositions pour assurer le caractère effectif et rapide du retour dans leur pays d’origine de ceux qui n’ont pas le droit de rester. Voilà un domaine où, collectivement, les pays européens ne sont pas assez efficaces, ce qui alimente le scepticisme des citoyens concernant les politiques d’immigration. ».

Ne pas perdre son âme

Et sa conclusion est assez claire : « Si nous échouons, ce sera la porte ouverte au populisme et à la xénophobie, à ceux qui n’ont rien d’autre à offrir que le « chacun pour soi », dont nous mesurons tous les jours l’inefficacité. Et font courir le risque, ni plus ni moins, que l’Europe perde son âme. » (31 août 2015).

Il est donc essentiel de bien séparer les deux enjeux, la limitation de l’immigration économique mais le devoir d’accueil et de protection des réfugiés venant des zones anéanties par la guerre.

Défendre notre identité nationale, c’est d’abord défendre nos valeurs, et la première d’entre elle, celle du respect et de la dignité de la personne humaine. Il ne sert à rien de défendre une nation si elle a perdu son âme. À cause de leur histoire récente, les Allemands l’ont bien compris.

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