Jean-Claude Juncker, le nouveau président de la Commission européenne, qui n’ignore évidemment rien des pratiques luxembourgeoises dans le domaine fiscal, puisqu’il a été ministre des finances du Grand Duché entre 1989 et 2009, mais aussi Premier ministre entre 1995 et 2013, est droit dans ses bottes. Le « ruling », cette technique qui permet aux entreprises d’échapper en grande partie à l’impôt, est conforme au droit luxembourgeois et ne viole aucune loi européenne et aucune règle internationale. Il sait aussi que d’autres pays pratiquent ce type d’exercice (Irlande, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Allemagne, France et Suisse), comme l’a rappelé l’actuel titulaire du portefeuille des finances du Grand Duché, Pierre Gramegna (Le Monde daté du 7 novembre).
Surtout, Juncker sait parfaitement que personne ne peut vraiment crier au scandale, puisque chacun cherche à se rendre le plus attractif possible. Ainsi, la Belgique, un enfer fiscal pour les travailleurs, est un paradis fiscal non seulement pour le capital, mais aussi pour les grandes entreprises grâce, notamment, au mécanisme complexe des « intérêts notionnels ». Une étude réalisée en 2012 par le think tank Itinera, a montré que le taux d’impôt sur les sociétés n’était pas de 33,9 %, mais de… 9,8 %. Citons aussi les Pays-Bas, très accueillants pour les holdings, ou encore le Royaume-Uni, l’un des champions de « l’optimisation fiscale » : ce pays abrite même l’un des paradis fiscaux les plus célèbres de la planète, les îles Caïmans.
Quant à la France, qui est à l’avant-garde des pays réclamant une lutte sans merci contre l’évasion fiscale, elle n’est pas la dernière à offrir des conditions en or aux entreprises : les grands groupes, y compris français comme Total, parviennent sans difficulté à éluder totalement ou partiellement l’impôt sur les sociétés (IS) grâce à toute une série de niches… On peut en particulier citer le crédit impôt recherche (CIR) qui permet de déduire 30 % des dépenses de recherche ou encore les investissements dans les DOM-TOM qui sont de vrai paradis fiscaux. Paris ne recule pas devant les opérations ponctuelles, comme l’exonération d’impôts qui vient d’être accordée à l’UEFA sur les bénéfices (autour de 900 millions attendus) qu’elle tirera de l’Euro français de 2016.
Et l’Europe dans tout ça ? Certes, les Etats lui ont donné une compétence fiscale limitée (TVA, accises, revenus de l’épargne et impôt sur les sociétés), mais ils ont pris soin de la verrouiller : tout doit se décider à l’unanimité. D’où une progression millimétrique de l’harmonisation, chacun soupçonnant l’autre de vouloir lui faire renoncer à son « avantage compétitif » tout en conservant le sien : l’harmonisation de la fiscalité des revenus de l’épargne des personnes physiques a donc mis 30 ans à voir le jour…
Dans le domaine de la fiscalité des entreprises, l’Union fait du sur-place : en 1997, les ministres des Finances se sont contenté d’adopter un simple « code de bonne conduite » (non obligatoire) afin de lutter contre la « concurrence fiscale dommageable » : il ne s’agit pas d’interdire toute concurrence, mais d’empêcher qu’elle nuise aux autres pays. Ainsi, il était recommandé de ne pas créer de facilités fiscales pour les non-résidents ou des avantages fiscaux en l’absence de toute activité économique réelle. Le Luxleaks montre qu’il est bel et bien resté lettre morte.
Au début des années 2000, la Commission a bien essayé d’aller plus loin en proposant un texte harmonisant, non pas les taux, non pas l’assiette fiscale, mais la définition de l’assiette de l’impôt sur les sociétés afin de pouvoir comparer utilement les taux. Échec. Qu’à cela ne tienne, plusieurs États, dont la France et l’Allemagne, ont proclamé qu’ils allaient lancer une coopération renforcée. Échec à nouveau. Qu’à cela ne tienne, Paris et Berlin ont annoncé, en août 2011, que l’IS serait harmonisé entre eux le 1erjanvier…2013. On attend encore.
Faire pression sur tel ou tel pays s’avère improductif : alors que l’Irlande était à genoux et n’a dû sa survie qu’à l’aide financière de la zone euro, elle a refusé de toucher à son taux d’IS de 12,5 %. Elle a seulement accepté de mettre fin, d’ici à 2020, à une disposition qui permettait aux multinationales non seulement d’éviter l’impôt, mais de le frauder (le «double irish»). Et encore, il a fallu que les États-Unis donnent de la voix.
Le seul moyen de surmonter ces blocages nationaux serait donc que les gouvernements amendant les traités – à l’unanimité – afin que la fiscalité se décide à la majorité qualifiée. On en est loin, même si le ministre des finances luxembourgeois a reconnu hier que « ce qui est légal aujourd’hui n’est peut-être plus souhaitable ou considéré comme éthiquement compatible ». En attendant, la Commission a décidé de passer par la face nord en attaquant les dispositifs d’évasion fiscale par le biais du droit de la concurrence. En effet, les distorsions de fiscalité peuvent être assimilées à des aides d’État qui, certes, ne sont interdites en soi, mais sont soigneusement encadrées. Le Luxembourg (pour Amazon et Fiat), l’Irlande (Apple) et les Pays-Bas (Starbucks) sont sur la sellette. Juridiquement osé.