L’Univers de Chomo révélé à Tours

Certains attendraient d’une ville de province qu’elles soit un délicieux aquarium où l’on s’ennuierait avec élégance. Laurent Danchin et Aymeric Rouillac, les deux commissaires de la remarquable exposition « Faites un rêve avec Chomo ! » qui vient de s’ouvrir au château de Tours, n’appartiennent manifestement pas à cette catégorie.

Le premier se consacre à Roger Chomeaux, dit Chomo (1907-1999) depuis de nombreuses années ; il publia avec lui en 1978 un livre d’entretiens, puis fut à l’origine, en 2010, de l’exposition « Chomo, le débarquement spirituel » à l’espace parisien de la Halle Saint-Pierre.

La même année, le second, qui partage la passion de l’art de son père Philippe, dirigea une vente où fut dispersée une centaine d’œuvres de cet artiste aussi radical qu’atypique. L’un comme l’autre sont devenus les spécialistes incontournables du sujet. Et à Tours, comme auparavant à Paris, voire jadis dans l’improbable « village d’art préludien » qu’il construisit au cœur de la forêt de Fontainebleau où il habita en ermite, force est de constater que la production de ce créateur aux multiples facettes interroge, fascine et surtout décoiffe toujours.

Le titre de l’exposition reprend le texte d’un petit panneau qui accueillait les téméraires qui se risquaient dans ce « village ». Dès la première salle, le visiteur comprend que le choix des commissaires s’est révélé judicieux : il y découvre des peintures et des sculptures pratiquement inconnues et de facture classique réalisées avant la Seconde guerre mondiale, qui mettent en lumière la formation académique (aux Beaux-Arts de Valencienne et de Paris) que Chomo suivit avant de s’en « décrotter » – le mot est de lui. On rencontre ainsi une belle tête en pierre qui fait furieusement penser au visage d’Antonin Artaud, des paysages et une surprenante série « Stalag », émouvante et débordante d’humanité, représentant la vie quotidienne dans le camp de prisonniers où l’artiste fut interné. Sous vitrine, des photos, des documents rappellent encore cette période. Mais déjà deux bois brûlés annoncent qu’en quittant cet espace, un voyage initiatique se profile.

Car la production de Chomo, polymorphe par nature (peintures, sculptures, poésie, musique, architecture), échappe à toute classification; elle témoigne d’une conception réfléchie d’un art total. Exécutées la plupart du temps avec des objets de récupération, ces œuvres ne relèvent pour autant pas de l’art brut tel que l’avait défini Dubuffet, puisque leur auteur n’avait rien d’un autodidacte. Réfractaire à toute publicité, il ne fut exposé qu’une fois de son vivant, en 1960, à la galerie Jean Camion où Breton, Dali, Picasso, Michaux, Anaïs Nin s’extasièrent, où des acheteurs se manifestèrent… avant, pour la plupart, d’être vertement tancés et chassés par l’artiste !

Chomo était ainsi ; il vivait chichement, vendre ne le préoccupait guère (« L’Art n’est pas fait pour être vendu », disait-il), se rendre sympathique auprès de ceux avec lesquels il ne se sentait pas d’atomes crochus non plus. Son travail relève de l’expérimental, son univers ne se compare à aucun autre ; il explorait l’invisible, un sacré libéré avec bonheur du carcan religieux, un monde parallèle, perdu. C’était un passeur.

Les œuvres ici proposées rendent fidèlement compte des approches techniques et esthétiques de cet anarchiste marginal qui vivait en communion avec la nature. Il y avait du chaman chez ce petit homme sec au regard perçant et au verbe haut qui pensait que le medium participait au moins autant que la main au résultat de son travail. Sculptures de bois ou façonnées en plâtre et en plastique fondu sur une structure de grillage à poule voisinent avec des acryliques sur panneau, des bas-reliefs de tôle, le tout ponctué de courts textes écrits suivant l’orthographe étrange inventée par l’artiste. Visages singuliers, formes hétéroclites, animaux fabuleux ou réels, totems, masques peints, formes abstraites se succèdent et se répondent. Ce qui pourrait sembler brut au premier abord révèle, si l’on s’en approche, une délicatesse d’exécution infinie. Dans le monde de Chomo, le Pharaon (circa 1975) ressemble à un extraterrestre, le Centaure adopte un air farouche, une Chouette et un Angepartagent une structure aérienne, des visages inquiétants ou curieux interrogent le spectateur.

Dans l’une des salles principales, règne un certain désordre où se mêlent peintures, sculptures de pierre ou de métal, mais celui-ci ne saurait être interprété comme une erreur de scénographie ; tout au contraire, il rappelle le chaos dans lequel Chomo entreposait ses œuvres, comme on le voit sur les photographies de son « village préludien » d’Achères-la-Forêt accrochées aux murs – les vitraux de L’Eglise des pauvres, réalisés en bouteilles colorées, attestent chez lui une rare qualité de vitrailliste. On trouve au centre de cette salle une troublante sculpture qui représente un couple s’embrassant, version revisitée du Baiser de Brancusi qui, dans l’esthétique comme dans le choix du matériau, ne semble rien devoir au hasard et traduit la belle connaissance que l’artiste possédait de ses contemporains.

Vidéos, photographies et documents complètent cet excellent hommage (on s’arrête volontiers devant Chomo en – joyeuse – compagnie de Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud et promoteur de l’art brut, ou devant une lettre qu’il lui adressa), un hommage qu’il faut aller découvrir toute affaire cessante. Tours n’est finalement qu’à une heure de TGV de Paris et les Tourangeaux on la chance d’être déjà sur place.

Illustrations : photos © Rim Savatier.

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