« Ce qui se passe en Europe me fait penser aux « Trois glorieuses » de juillet 1830 lorsque la France est passée de la monarchie absolue de Charles X à la monarchie parlementaire de Louis-Philippe », s’amuse Alain Lamassoure, député européen conservateur (PPE, UMP) : « dans notre système, le roi, c’est le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement qui ne pourra plus nommer le président de la Commission, ce pouvoir revenant désormais à la majorité parlementaire ». C’est en fait deux conceptions de l’Europe qui s’opposaient depuis l’origine de la construction communautaire : celle des États, qui s’estiment seuls détenteurs de la légitimité démocratique, et celle des citoyens aptes à choisir directement leurs dirigeants. Les gouvernements ont longtemps bataillé pour garder la main. Ce n’est que depuis 1993 et l’entrée en vigueur du traité de Maastricht que le Parlement a commencé à acquérir des pouvoirs, évolution achevée avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en 2009 : depuis cette date il est colégislateur sur un pied quasi-total d’égalité avec le Conseil des ministres (enceinte où siègent les représentants des États).
Les partis politiques européens ont estimé nécessaire d’aller plus loin dans la voie démocratique, surtout avec l’accroissement rapide des compétences de l’Union (budgets, politiques économiques, solidarité financière) à la faveur de la crise de la zone euro, ce qui passe par une politisation accrue de la Commission, le « gouvernement européen ». Pour l’instant, sa légitimité tient aux Etats qui l’ont nommé, non au Parlement européen directement élu par les citoyens: d’où le sentiment des peuples d’être dirigés par un organe sur lequel ils n’ont aucune prise. D’autant que la Commission habille ses décisions d’un voile technocratique, comme si elles étaient la voix d’une raison non contestable par nature. Or le libre échange, les politiques de concurrence ou environnementale sont l’expression de choix idéologiques.
Les grandes familles politiques (conservateurs du PPE, socialistes, libéraux, verts et gauche radicale) ont donc convenu, en décembre 2011, de désigner chacun une « tête de liste » européenne lors des élections de 2014 et se sont engagés à élire comme président de la Commission celle qui arrivera en tête à condition qu’il constitue une majorité « de gouvernement ». En clair, les États n’auront d’autre choix que de désigner le candidat du Parlement.
Une interprétation osée des traités européens, ceux-ci ne conférant a priori aux eurodéputés que le droit de confirmer à la majorité absolue (376 sur 751) le candidat choisi à huis clos par le Conseil européen « en tenant compte des élections » européennes. Cependant, si on se réfère aux travaux préparatoires de la Convention européenne (2002-2003) qui a rédigé le projet de traité constitutionnel dont est issu le traité de Lisbonne, il apparaît que son intention était bel et bien d’instaurer une démocratie parlementaire, comme l’affirme l’ancien député européen socialiste Olivier Duhamel, qui fut l’un des conventionnels les plus actifs : « aux partis politiques européens d’utiliser cette potentialité, de présenter leurs candidats à la présidence de la commission, de construire avant le scrutin européen des coalitions susceptibles de devenir majoritaires » (1).
A l’automne 2002, Gerhard Schröder, le chancelier allemand, et Jacques Chirac, le président français, avaient même proposé que l’élection directe du président par le Parlement soit inscrite dans le texte. Mais le traité constitutionnel n’a pu aller aussi loin à cause de la résistance des anti-fédéralistes, les Britanniques en tête, soutenus par Valéry Giscard d’Estaing. Car, « pour VGE, comme pour Nicolas Sarkozy d’ailleurs, le Monsieur Europe c’est naturellement le président du Conseil européen », explique Alain Lamassoure, « ce qui est une erreur d’appréciation : le vrai pouvoir est à la Commission ». La porte a donc été seulement laissée entr’ouverte.
Les États n’ont pas pris au sérieux la dynamique démocratique lancée par les partis européens comme en témoigne leur silence lors du processus de désignation des têtes de liste. Le seul à être sorti du bois est François Hollande, et encore seulement le 9 mai, lorsqu’il a affirmé dans une tribune dans Le Monde que l’élection du 25 mai suivant permettrait de désigner le président de l’exécutif européen. Mais « le chef de l’Etat m’avait déjà dit il y a plusieurs mois que celui-ci serait élu par les 500 millions d’Européens et non plus par le Conseil », précise Alain Lamassoure. La chancelière allemande, Angela Merkel, elle, a trainé des pieds jusqu’à la fin mai, avant de se rendre compte que son opinion publique ne lui pardonnerait pas un retour aux pratiques anciennes. Désormais, le précédent est créé, il n’y aura plus de retour en arrière. Mieux : tous les Etats sont même d’accord pour voter à la majorité qualifiée afin de surmonter le blocage d’un ou plusieurs pays, ce qu’ils n’ont jamais osé faire jusqu’à présent alors que cela est possible depuis le traité de Nice de 2001. Seule la reconnaissance de la logique parlementaire a permis de faire sauter ce verrou.
Tout n’est pas réglé pour autant. L’enjeu de cette élection européenne a échappé à beaucoup de citoyens et le débat a davantage porté sur les hommes que sur les programmes. Surtout, à cause du référendum irlandais de 2008, il a fallu remiser la réduction de la taille de la Commission (à deux tiers du nombre d’États), ce qui contraindra le président élu à travailler avec 27 commissaires qu’il n’aura pas vraiment choisis. Un abandon du « protocole irlandais » paraît aujourd’hui nécessaire pour achever la mue démocratique de l’Union. Une mue dont la France sera la grande perdante : « tout ce qui renforce le Parlement et affaiblit le Conseil européen nous est défavorable, car nous élisons des députés, comme ceux du Front national, qui ne sont ni chez les conservateurs, ni chez les socialistes, les deux seuls groupes qui comptent ». En clair, les tribus gauloises pèsent de peu de poids dans la démocratie européenne qui émerge.
(1) Pour l’Europe, la constitution européenne expliquée et commentée, le Seuil, 2005
N.B.: version longue de mon article paru dans Libération du 26 juin