L’islamophobie, l’antisionisme et les nouveaux visages de l’antisémitisme

Quand j’ai raconté autour de moi que je réactualisais mon travail sur l’antisémitisme pour le publier, on m’a un peu fait comprendre que, quand même, c’est plutôt un sujet du passé, que tout le monde s’en tape un peu et qu’il y a des trucs tout de même plus graves et importants à analyser.

Certes, on peut toujours jouer à hiérarchiser les faits sociaux et à n’en pas voir les dynamiques croisées qui minent profondément notre corps social. Mais, déjà, je n’aime pas les hiérarchies. Et ensuite, comprendre les fondements de la pensée antisémite me semble au contraire d’une actualité brulante et d’une nécessité absolue si l’on souhaite encore échapper au vent de barbarie qui enfle de nouveau sur tout le continent européen.

J’en tiens pour preuve l’éclairante et très actuelle polémique qui vient d’éclater entre deux intellectuels de poids, au sujet de quoi — je vous le donne en mille ! — de l’antisémitisme (oui, ce sujet qui n’a plus vocation qu’à expirer de sa belle mort sur les rayonnages poussiéreux d’une bibliothèque d’histoire).

Tout part d’un papier de Pierre-André Taguieff qui pointe le fait que précisément, l’antisémitisme est encore bien virulent, même s’il a doit à présent avancer masqué, ce en quoi, il n’a pas tort.

L’antisémitisme ne serait donc plus qu’un phénomène résiduel, un ensemble de survivances. D’où l’appel de certains antiracistes autoproclamés à lutter prioritairement contre l’islamophobie. Ce lieu commun, pièce maitresse de la propagande antisioniste, rend aveugle aux évolutions historiques réelles. Car ce qu’on appelle l’antisémitisme s’est transformé. Le noyau dur de la nouvelle configuration antijuive est constitué par l’antisionisme radical et démonologique. Les juifs ne sont plus diabolisés en tant que Sémites, mais en tant que sionistes. L’objectif des nouveaux antijuifs est l’élimination de l’État juif, au terme d’un processus de délégitimation et de criminalisation de ce dernier, diabolisé en tant que « raciste », voire « nazi ».

L’intelligentsia française sous-estime l’antisémitisme, Pierre-André Taguieff, Le Monde, 21 septembre 2015

Donc oui, Taguieff a raison d’écrire que l’antisémitisme n’appartient pas à l’histoire et qu’il n’est pas circonscrit à une bande de sous-dimensionnés du ciboulot. Il n’a pas tort non plus quand il précise que l’antisémitisme contemporain se planque complaisamment sous une sorte d’antisionisme rationnel. Par contre, il ne peut résumer tout l’antisémitisme contemporain à cette dimension précise et le circonscrire aux « principaux acteurs […] issus d’une immigration de culture musulmane », parce que là, le réveil risque d’être difficile.

Une semaine plus tard, Shlomo Sand répond sur Médiapart.

Tu sais bien que la haine envers celui qui est un peu différent, et que l’imaginaire apeuré face à celui qui affiche une singularité, ne se limite pas aux émotions stupides de gens incultes, situés au bas de l’échelle sociale. Tu sais bien que cela n’épargne pas les classes sociales bien éduquées. Durant la période tragique pour les juifs et leurs descendants (1850-1950), le langage judéophobe ne se donnait pas uniquement libre cours dans les faubourgs populaires, mais il s’exprimait aussi dans la haute littérature, dans la philosophie raffinée, et dans la grande presse. La haine et la peur des juifs faisaient partie intégrale des codes culturels, dans toutes les couches de la société européenne. Cet état de fait s’est, fort heureusement, modifié dans les années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Lettre ouverte à un ex-ami, Shlomo Sand, Médiapart, 29 septembre 2015

Après, je trouve dommage qu’un spécialiste comme Shlomo Sand utilise indifféremment les vocables « antisémitisme » et « judéophobie », alors qu’ils recouvrent précisément deux notions différentes, bien que connexes. Par contre, il a 100% raison pour ce qui est de la confusion entre les Juifs et Israël (et même entre le gouvernement et le peuple) et le problème de la politique d’apartheid de l’État d’Israël. Pareil pour l’effet substitutif entre antisémitisme et islamophobie, même s’il faut être attentif au fait que l’islamophobie tente d’être acceptable en prétendant rejeter des principes religieux antirépublicains, alors qu’en fait, c’est un faux nez pas bien fixé pour planquer un authentique racisme anti-arabes. Il suffit de rappeler à certains « laïcards new generation » — je parle ici de ceux qui se planquent derrière une interprétation particulièrement tordue du principe de laïcité pour pouvoir impunément persécuter les musulmans de notre pays* — que les majorités musulmanes dans le monde sont indiennes et asiatiques pour les voir faire des gueules de merlans frits. Ils s’en branlent de la réalité complexe de la religion musulmane et de son état géopolitique, ce qui les intéresse, c’est de pouvoir « légitimement » casser du « bougnoule », tout comme avant, bien ignorants de ce que peut être la réalité du monde juif (entre pratiquants et non-croyants, sionistes et antisionistes, ashkénazes ou séfarades, etc.), ils pouvaient accuser le fameux « complot juif ».Comme je le décris longuement dans mon ouvrage, l’antisémitisme est tout de même un processus de pensée qui a été fortement implantée dans la mémoire occidentale et en faire subitement l’apanage des seuls musulmans est une erreur tragique. Tout comme Shlomo Sand, je pense qu’une bonne part des crispations racistes de notre société utilise actuellement l’islamophobie comme version ripolinée et acceptable de la pensée raciste, mais aussi que les ancrages antisémites ont trouvé dans l’antisionisme une bonne façade pour cracher leur venin l’air de rien.

Tout le problème est — et Shlomo Sand le souligne pertinemment — de faire la différence entre la critique juste et nécessaire de la politique colonialiste et d’apartheid du gouvernement israélien et un antisémitisme sournois qui utilise cette critique juste et nécessaire pour jeter tranquillement l’opprobre sur l’ensemble des populations juives du globe, ce qui est une tout autre histoire.

L’antisémitisme franchement assumé n’est plus acceptable. Il est même spécifiquement condamné par la loi. On pourrait penser le problème réglé, mais comme toutes les créatures de l’ombre, il continue d’avancer… masqué.

L’une des formes d’antisémitisme masqué qui a le plus le vent en poupe actuellement, c’est l’antisionisme. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire que tous les antisionistes sont des antisémites retors, mais la critique de la politique et de l’existence de l’État d’Israël permet de ramener sur la place publique des discours franchement antisémites.

Cette situation est d’autant plus complexe que le radicalisme et le repli communautaire prospèrent dans une société mondiale profondément anomique. En l’absence de perspectives d’avenir, de projets de société progressistes et non excluants, comme toujours, les populations retrouvent leur cohésion en stigmatisant l’autre, le différent, l’ennemi intérieur et extérieur.

Pour ce qui est de l’ennemi intérieur et du complot international, force est d’avouer que depuis le 11 septembre 2001, les Juifs ont largement laissé la place aux Arabes musulmans et l’antisémitisme a été largement éclipsé par l’islamophobie ordinaire qui s’étale complaisamment à la une des journaux, dans les diners en ville, dans les discours et les actes politiques, avec la même ferveur tranquille que l’antisémitisme de l’entre-deux-guerres. Qu’importe le bouc émissaire, du moment que les effets d’une crise économique majeure peuvent être imputés à une population donnée et facile à stigmatiser et à rendre coupable de tous les maux.

Comprendre l’antisémitisme, Agnès Maillard, aout 2015.Autrement dit, non seulement la question de l’antisémitisme n’appartient pas au passé, mais nous ferions mieux de nous en saisir frontalement avant qu’elle ne conditionne notre avenir avec toutes les autres idéologies racistes qui laminent actuellement notre corps social, voire même sapent les fondements de notre civilisation.

* Juste pour illustrer mon propos sur la laïcité à la source, un petit extrait de mon livre où l’on parle de la manière dont les Allemands ont voulu régler le problème de l’intégration des Juifs :

En fait, pour les Allemands, l’émancipation se comprenait dans la mesure où elle signifiait la disparition des Juifs en tant que tels, c’est-à-dire l’assimilation totale de cette minorité dans le peuple allemand. « Pour déjudaïser complètement les Juifs, certains ministres proposaient de leur interdire le port de la barbe ; d’autres réclamaient la suppression de toutes les coutumes et de tous les rites religieux incompatibles avec les usages chrétiens, c’est à dire, pratiquement, la suppression législative du judaïsme. »

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