« Il y a une morale chrétienne, il y a une morale humaine qui impose des devoirs et reconnaît des droits. Ces devoirs et ces droits, tiennent à la nature de l’homme. (…) On peut les violer. Il n’est au pouvoir d’aucun mortel de les supprimer. Que des enfants, des femmes, des hommes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau, que les membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle. Pourquoi le droit d’asile dans nos églises n’existe-t-il plus ? Pourquoi sommes-nous des vaincus ? (…) Ils font partie du genre humain. Ils sont nos Frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier. France, patrie bien aimée France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine. France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs. » (lettre de Mgr Jules-Géraud Saliège, archevêque de Toulouse, le 23 août 1942).
Nous sommes dans une société de communication où l’image vaut plus que toutes les dissertations. Il a fallu donc une photo particulièrement émouvante prise par une journaliste d’une agence de presse turque au petit matin du 2 septembre 2015 sur une plage turque, près de Bodrum, pour commencer à secouer le monde, et en particulier l’Europe. La Turquie a accueilli sur son sol déjà environ deux millions de réfugiés.
Une famille décimée venant d’une embarcation pour parcourir trois miles et atteindre une île grecque, sésame d’une nouvelle vie. Le vent l’a fait échouer et Aylan (3 ans), son frère (5 ans) et leur mère (27 ans) ont péri noyés. Tous les trois ont été enterrés ce vendredi 4 septembre 2015 par leur père à leur ville d’origine, Kobané, qu’ils avaient fuie. Douze personnes en tout sont mortes sur leur bateau et quatre passeurs ont été arrêtés (le capitaine avait déserté la barre).
La photo met juste une image à ce qu’on sait depuis plusieurs années, à savoir les dizaines, peut-être centaines de milliers de morts noyés dans la Méditerranée au cours de leur traversée. Aylan ne serait pas un enfant, ne serait pas un Syrien, ne serait qu’un migrant économique que cela ne changerait pas fondamentalement les choses.
Ce que j’expliquais en début de semaine, c’est que c’est au nom des valeurs de l’Europe qu’il faut aider ces réfugiés à sauver leur vie, à protéger leur vie, leur être. Et c’est paradoxal que ce soit ceux qui ont peur de perdre leur identité, et donc, de perdre ces valeurs, qui refuseraient l’hospitalité. J’invite les lecteurs à lire l’appel de l’excellent blogueur Koztoujours à sauver « l’âme française ».
Je passe sur la spécificité des médias français par rapport aux autres du monde, qui préféraient mettre en une le blocage routier des agriculteurs à Paris plutôt que la mort du petit Aylan (j’en ai moi-même été affecté, mais comment oser mettre en parallèle les problèmes, réels des agriculteurs, même la gène des automobilistes franciliens, avec la fragilité de tant de vies humaines, parfois des bébés ?).
Sur iTélé, le journaliste Jospeh Macé-Scaron expliquait le 3 septembre 2015 que beaucoup de journalistes étaient en overdose d’images et de vidéos choquantes (lui-même affirme devoir visionner toutes les vidéos glauques et infectes du Daech pour faire son métier) et que cette photo d’Aylan ne leur paraissait pas plus choquante qu’une autre. Daniel Schneidermann l’a très bien résumé : « Cette incapacité à saisir, quand il passe, l’instant décisif, cette hantise de tout journaliste : et si je m’étais trouvé place de la Bastille, le 14 juillet 1789, aurais-je moi-même pris immédiatement la mesure de l’événement, et immédiatement distingué cette journée révolutionnaire de toutes celles qui, depuis plusieurs semaines, l’avaient précédée ? » (4 septembre 2015). On pourrait aussi citer le début des révolutions arabes en décembre 2010 en Tunisie, et l’aveuglément d’une ministre française encore deux mois après.
La France, généreuse de tradition, est devenue frileuse depuis que le FN fait des scores à deux chiffres aux élections nationales. Tous les responsables politiques craignent le FN et son discours haineux contre l’immigration, au lieu de faire confiance avant tout à leurs valeurs, leurs valeurs fondamentales.
L’Allemagne a donné l’exemple en prenant en charge 800 000 réfugiés syriens. La Grande-Bretagne de David Cameron a suivi et va accepter des milliers de réfugiés supplémentaires. Enfin, la France bouge aussi. Je salue la décision de François Hollande le 3 septembre 2015 de proposer, en commun avec Angela Merkel, un « mécanisme permanent et obligatoire » d’accueil des réfugiés et de répartition équitable de la charge sur tout le territoire européen. Honte aux déclarations xénophobes et haineuses de certains responsables hongrois qui considèrent les réfugiés comme du bétail avarié dont ils ne sauraient pas quoi faire.
Oui, c’est à la fois déprimant et prometteur. Déprimant qu’il faut une image choc pour faire agiter les consciences. Ce n’est pas nouveau. Les enfants affamés du Biafra en 1970, ou encore, Kim Phuc, la petite fille dénudée par une bombe au napalm ont, eux aussi, heurté la conscience collective. Prometteur, car c’est à l’échelle du monde village : cette diffusion spontanée dans les réseaux sociaux (sous la légende, en turc : « L’humanité échouée »), cette émotion spontanée propagée partout sur la planète est capable de faire plier les plus timorés, les plus hésitants, de faire bouger les indifférents et même les hostiles.
La France, très timide sur le droit d’asile, ne pouvait donc plus fermer les yeux car son « opinion publique » prompte certes à râler est capable aussi de s’émouvoir et d’être généreuse. Les manifestations spontanées à la suite des attentas de « Charlie Hebdo » l’ont montré.
L’événement, c’est donc bien cette photo, qu’elle a fait le tour du monde, qu’elle a éveillé les consciences les plus réticentes à l’ouverture. Or, cette prise de conscience des peuples, dans ce qu’ils ont de plus cher, c’est essentiel pour que leurs gouvernements fassent quelque chose et ne jouent pas à l’autruche en attendant que cela se calme.
C’est pour cela que j’ai trouvé François Hollande bon ce 3 septembre 2015, dans sa déclaration d’autant plus pesée qu’il a insisté aussi pour rendre hommage aux victimes qui ne sont jamais photographiées, histoire de ne pas se focaliser sur une seule victime parmi des milliers.
Or, son immobilisme depuis l’automne 2013 était particulièrement déconcertant. Son attentisme, encouragé par un Premier Ministre qui ne veut pas montrer de faiblesse sur le dossier de l’immigration, commençait à peser sur les consciences, au point que c’est Angela Merkel qui a dû, elle-même, elle, la responsable d’un pays qui a eu des soucis avec sa conscience morale il n’y a pas très longtemps, faire la leçon à la France, rappeler les valeurs humaines qui guidaient l’esprit européen et qui ont toujours inspiré tous les précurseurs d’une union européenne (à commencer par Victor Hugo).
L’hésitation de François Hollande ne relevait certes pas d’un problème idéologique (même si parfois, il a commis de réelles maladresses, comme dans sa décision au sujet de Leonarda), mais d’un enjeu électoraliste. Ce qui se joue aujourd’hui en France, c’est la bataille de « l’opinion publique ». Jusqu’à cette photo, François Hollande n’avait pas osé engager le combat. Ce n’est plus cas aujourd’hui.
Pour « Charlie Hebdo », il avait cru l’avoir gagnée, cette bataille, et en fait, il l’a finalement perdue. Là, l’enjeu est plus grave encore. C’est presque un véritable choix de société : acceptons-nous d’accueillir à court terme environ 120 000 réfugiés supplémentaires sur le territoire national sans donner sur un plateau d’argent la majorité absolue au FN dans un an et demi ? Car c’est cela, la vraie question, et l’Élysée y pense tout autant que l’opposition parlementaire.
La photo d’Aylan, bien malgré lui, sans oublier bien sûr sa tragique existence elle-même, devient alors un instrument efficace, presque une divine surprise, pour retourner l’opinion et convaincre que refuser l’accueil en urgence de ces milliers de réfugiés ne sera de toute façon pas de notre intérêt. Car qui sait si un jour, ce ne seront pas des Français eux-mêmes qui devront se réfugier ailleurs, en raison de perturbations climatiques ? Nul n’est vraiment à l’abri.
Il faut prendre cette image comme un détonateur, comme un catalyseur, comme une nécessaire gifle chez les timorés qui ont eu peur d’agir et de prendre des décisions rapides et peut-être impopulaires alors qu’ils sont au pouvoir. Il ne s’agit pas de savoir qui est responsable de cette situation. Il s’agit simplement d’aider immédiatement des personnes en danger de mort. La générosité publique semble s’activer au même titre que lors du tsunami de fin décembre 2004 par exemple.
Bref, Aylan, bien malgré lui, a réussi par sa présence même, par son absence plutôt, à devenir le symbole de l’horreur et un début de réponse. Aujourd’hui, l’accueil d’urgence semble être une donnée nouvelle que les gouvernements devront prendre en compte dans le court terme.
La question pratique, c’est : comment le gouvernement, les collectivités, associations et citoyens peuvent-ils aider concrètement ? Un site Internet propose déjà aux réfugiés des places dans des chambres d’ami inoccupées.
Ensuite, il restera encore à Aylan de se rendre lui-même au Conseil de sécurité des Nations Unies, comme le montre ce photomontage poignant, pour amorcer la réponse dans le long terme de cette catastrophe humaine, à savoir une intervention militaire internationale contre les troupes du Daech. Ce sera alors une guerre totale mais est-elle évitable alors qu’elle sévit déjà ?