Le Sud-Ouest de la France serait-il la terre d’origine des jeunes hommes ambitieux ? Pour ne prendre que quelques exemples, Balzac fit naître Lucien de Rubempré et Eugène de Rastignac à Angoulême ; François Mitterrand vit le jour à Jarnac, et Roland Dumas à Limoges. Tous « montèrent » à Paris à la recherche du succès ; presque tous (Rubempré, comme on le sait, connut une fin tragique) atteignirent leur but. Tous furent entourés de personnages énigmatiques, voire sulfureux et tous enfin, à l’exemple de Charles-Maurice de Talleyrand (certes né à Paris, mais quand même « Périgord »), auraient pu prononcer cette phrase célèbre : « Dans les grandes circonstances, faites donner les femmes. »
Dans le recueil d’entretiens publié par François Dessy, Roland Dumas, le virtuose diplomate (L’Aube, 270 pages, 22 €) le célèbre avocat, ancien ministre, ancien président du Conseil constitutionnel, mais aussi amateur d’art et de bel canto, résume une vie bien remplie qui présente toutes les caractéristiques d’une ascension sociale réussie, jusque dans ses (rares) échecs. « L’absence d’ambition est un grave défaut », glisse-t-il à son interlocuteur qui – et ce n’est pas un hasard – tentait alors d’établir un parallèle avec Rastignac.
L’homme étant, par nature, polymorphe, il plonge le lecteur dans des univers variés d’où émergent quelques personnages marquants, comme Picasso, dont il fut le conseil, ou François Mitterrand dont il fut l’ami et le ministre. Les amateurs d’art, d’histoire et de politique trouveront dans ces pages souvenirs, anecdotes, confidences. Parmi ces dernières, l’avocat lève une partie du voile qui masquait les quelques années énigmatiques durant lesquelles son confrère et complice Jacques Vergès se volatilisa ; selon Roland Dumas, il aurait surtout séjourné… à Paris, dans le XIXe arrondissement et passé le plus clair de son temps à écrire. Aux historiens, désormais, de mener l’enquête.
Le vieux lion, dont les coups de griffe manquent d’autant moins leur cible (souvent de son camp politique…) qu’il les assène avec une ironique élégance, évoque dans ces dialogues les procès de la guerre d’Algérie, Jean Genet, Pierre Guyotat, Françoise Sagan, Gabriel Garcia Márquez ou encore Jean-Edern Hallier envers lequel il se montre plus que sévère.
L’ancien chef de la diplomatie donne aussi son avis sur l’Europe, regrette que la France soit progressivement devenue « un satellite des Américains », notamment à propos des Printemps arabes. On reste parfois sur sa faim – on aurait ainsi aimé lire quelques développements supplémentaires sur Jacques Lacan ou Nicolas Sarkozy (en particulier au sujet de l’équivoque affaire libyenne) – mais le discours, enlevé, non dénué d’humour, retiendra facilement l’attention du lecteur.
L’esprit de Roland Dumas, à 91 ans, n’a rien perdu de sa vivacité, de son brio. Le contraste, dès lors, n’est que plus saisissant avec les calembours douteux dont son confrère François Dessy truffe constamment ses interventions. Cette habitude se révèle d’autant plus regrettable que ses questions, généralement, ne manquent pas de pertinence. La page 11, par exemple, est presque entièrement occupée par des plaisanteries de comique troupier : « mises en Bush (Georges) braisées, noix de Saint-Jacques (Vergès) », etc. Ailleurs, on lit encore « Le Tsar-Kozy » ou « La Tosca de Putsch fini et de Puccini »… N’est pas Stéphane de Groodt qui veut et le lecteur arrive vite à saturation.
Pour autant, si l’on fait abstraction de ces turlupinades, reste un document utile à la compréhension des coulisses du pouvoir et du monde culturel, dont le héros, qui n’a plus à ménager quiconque, exclut toute langue de bois.