Le verdict du Conseil d’État et le risque de dérives

La vie de Vincent Lambert ne tient qu’à un fil, pas forcément celui qu’on croit : « Redonnons un peu de fraîcheur au mot de dignité, ne réduisons pas la dignité à la dignité d’apparence. (…) La dignité est le respect dû à la personne : ne touchez pas l’Intouchable ! » (Philippe Pozzo di Borgo).C’est ce mardi 24 juin 2014 à 16h10 que les dix-sept magistrats du Conseil d’État, par la voix de son Vice-Président (le plus gradé) Jean-Marc Sauvé, ont annoncé leur décision concernant la situation tragique de Vincent Lambert : ils ont donné tort au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne et raison aux médecins du CHU de Reims qui voulaient arrêter le maintien en vie de Vincent Lambert.

Précisons déjà que le Conseil d’État, qui était censé se prononcer en quarante-huit heures en janvier 2014, avait préféré prendre toutes les précautions en commandant une expertise médicale ainsi que des avis provenant de hautes autorités, comme le Comité d’éthique, l’Académie de Médecine, l’Ordre des médecins et aussi le député Jean Leonetti, médecin et auteur de la loi du 22 avril 2005 qui porte son nom. De même, il a préféré impliquer dix-sept juges au lieu d’un seul ou de deux, considérant que ce sujet était grave et ne pouvait pas être traité à la légère ni sans collégialité.

Rappelons aussi que cette procédure très lourde (la plus haute autorité administrative de la France) fut le résultat d’un différent qui oppose depuis un an et demi la famille de Vincent Lambert, d’un côté son épouse, un frère, un neveu, et de l’autre côté, ses parents, un autre frère etc.

Craignant une décision défavorable, à la suite du réquisitoire du rapporteur général prononcé le 20 juin dernier, les parents ont décidé dès le lundi 23 juin, avant même de connaître la décision du Conseil d’État, de recourir en procédure d’urgence à la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci, saisie par les parents et deux frères et sœurs, a donné dès le soir de ce mardi 24 juin une réponse positive de recevabilité qui suspend la décision du Conseil d’État. L’hôpital est donc obligé de réalimenter Vincent Lambert et il est interdit de le faire sortir du CHU de Reims pour éviter qu’il n’aille en Belgique où l’euthanasie est légalisée (y compris pour les enfants !). L’instruction du dossier pourrait prendre entre six mois et trois ans. La partie adverse a beau évoquer la longueur de la procédure judiciaire, c’était pourtant bien elle qui avait refusé la décision du tribunal de Châlons-en-Champagne et qui avait recouru au Conseil d’État.

Quid des autres personnes en état pauci-relationnel ?

La prudence et la sagesse des hauts magistrats du Conseil d’État ne font donc aucun doute, mais néanmoins, leur décision m’interpelle et m’inquiète.

Certes, ils ont insisté, et c’est d’autant plus heureux que cela fera jurisprudence, que ce n’est pas parce qu’on est en état de conscience minimale que cela accorde le droit d’abréger la vie. Mais ce jugement va malgré tout inquiéter voire angoisser les familles et proches des 1 500 à 2 000 personnes qui sont, comme Vincent Lambert, en état pauci-relationnel.

Quelle sera la réaction des secouristes et des médecins lorsqu’il faudra réanimer une personne accidentée si on se dit que finalement, la vie après réanimation ne vaut plus la peine d’être vécue ? Et plus généralement, quelle sera aussi l’impulsion des progrès de la médecine si finalement, face à un mal difficilement surmontable, ou du moins, inappréciable, on préfère abréger la vie à trouver d’autres approches, à chercher à soigner, traiter voire améliorer l’état de santé ? Quelles seront enfin les conditions de vie de ceux qui, souffrant du même type de lourd handicap, vivent quand même, et doivent être accompagnés dans les meilleures conditions et avec la solidarité soutenue de la nation ?

Pas seulement en « fin de vie »

La décision interpelle car le Conseil d’État vient de clairement élargir, sans vote par le législateur, l’application de la loi du 22 avril 2005 qui porte sur les droits des malades et la fin de vie dans un contexte qui n’est pas la fin de vie : Jean-Marc Sauvé a bien reconnu que la situation de Vincent Lambert ne relève pas d’une fin de vie. C’est un élargissement très inquiétant qui pourrait, à l’avenir, s’appliquer dans de multiples cas.

Le traitement médical « déraisonnable » et « inutile » peut aussi prêter à confusion. Contrairement à ce que des journalistes continuent à dire, Vincent Lambert n’est pas en « état végétatif » mais en état pauci-relationnel, et surtout, aucune machine n’est branchée sur le corps de Vincent Lambert, il n’y a donc pas à le « débrancher », car il est déjà « débranché » et vit malgré tout. Effectivement, Vincent ne pouvant ni bouger, ni manger, ni boire, a besoin de soins constants pour vivre mais on peut difficilement parler de « vie artificielle » ou alors, plusieurs centaines de milliers de personnes seraient dans ce cas (et à commencer par les nourrissons).

Le qualitatif « inutile » est également une appréciation complexe, puisque la question va jusqu’à dire si une vie est utile ou pas, dès lors que la personne n’est plus en fin de vie. Même si l’expertise explique qu’il n’y a guère d’espoir d’amélioration de son état, la réalité montre que l’éveil peut avoir lieu même contre tout espoir, parce qu’un corps humain est extrêmement complexe et que la médecine ne saisit pas la totalité de son fonctionnement. Le réveil inespéré d’Angèle Lieby que j’avais évoqué dans mon précédent article en est un exemple.

Le choix de la personne concernée ?

La seule réelle justification évoquée par Jean-Marc Sauvé, c’est la volonté supposée acquise de Vincent Lambert avant son accident. On peut penser en effet qu’il avait pu imaginer ce cas douloureux, parce qu’il était infirmier et qu’il avait même fait un stage sur les soins palliatifs. Il en aurait parlé à son épouse et à l’un de ses frères et rien ne permet, malgré ses parents, de mettre en doute leur témoignage, même si rien n’a été exactement fait selon la loi Leonetti, à savoir des directives anticipées par écrit et la désignation d’une « personne de confiance » (là encore, il paraît cohérent que l’épouse soit plus proche que le père ou la mère).

Cela évoqué, cette volonté exprimée l’a été lorsqu’on est en bonne santé et pas en situation réelle. Or, il se trouve que beaucoup de personnes qui, jusqu’à l’accident tragique, refusaient de vivre dans des conditions « diminuées », ont finalement réussi à trouver un équilibre malgré leur lourd handicap et même ont trouvé un (autre) sens à la vie, notamment grâce à l’entourage qui les accompagne et à la sollicitude dont on leur fait preuve.

Cela pointe du doigt une véritable impossibilité : comment être sûr que Vincent Lambert, qui ne peut plus s’exprimer, du moins de façon intelligible pour son entourage, est toujours en accord avec sa volonté exprimée quand il était bien portant ?

Et cela donne aussi un autre éclairage : qui, dans ses humeurs, ne change pas ? Qui, dans le combat contre une grave maladie, ne passe pas par des périodes de doutes les plus pessimistes et par des périodes d’espoirs presque utopiques ? Devra-t-on accepter qu’un malade dépressif abrège sa vie parce qu’il ne croit plus en son traitement, peut-être seulement temporairement ?

Pas seulement des personnes malades

C’est justement ceci qui est inquiétant dans la décision du Conseil d’État : la loi Leonetti définit les conditions pour les malades et pour les personnes en fin de vie, et le Conseil d’État vient de dire qu’elle peut s’appliquer non seulement à des personnes qui ne sont pas en fin de vie, mais aussi à des personnes qui ne sont pas malades mais qui ont un très lourd handicap.

Les personnes qui ont un handicap peuvent aussi craindre les conséquences d’une telle décision du Conseil d’État.

Philippe Pozzo di Borgo, qui s’est retrouvé tétraplégique à l’âge de 42 ans après un accident de parapente, et auteur d’un livre témoignage « Le Second Souffle » qui a servi de base au film « Intouchables », est particulièrement touché par cette affaire : « Si vous m’aviez demandé lors de mes quarante-deux ans de « splendeur », avant mon accident, si j’accepterais de vivre la vie qui est la mienne depuis vingt ans, j’aurais répondu sans hésiter, comme beaucoup : non, plutôt la mort ! Et j’aurais signé toutes les pétitions en faveur d’une légalisation du suicide assisté ou de l’euthanasie. Quel « progrès » ! Mais quelle violence faite aux humiliés, à la vie aux extrémités ; comme s’il n’y avait de dignité que dans l’apparence et la performance. La dignité, nous la trouvons dans le respect dû à toute personne, dans l’accompagnement avec tendresse et considération, dans l’acceptation de la fragilité inhérente à la création. Qu’il est surprenant d’adhérer à la lutte pour la survie des espèces menacées et de me la refuser ! Redonnons un peu de fraîcheur au mot de dignité, ne réduisons pas la dignité à la dignité d’apparence. (…) La dignité est le respect dû à la personne : ne touchez pas l’Intouchable ! » (« Ouest France » du 23 juin 2014).

La famille divisée

Par ailleurs, et Jean-Marc Sauvé ne l’a pas du tout évoqué dans son explication orale (je n’ai pas encore lu les dix pages de la décision), ce qui est choquant et ce qui rend cette « affaire » judiciaire difficile, c’est qu’il n’y a pas de consensus au sein de la famille. Or, cette absence de consensus doit faire bénéficier la solution la moins définitive, la moins irréversible. Réagissant à chaud à l’annonce de la décision, le neveu a déjà dit qu’il fallait que le médecin aille le plus vite possible avant d’attendre la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, tout en affirmant qu’il y a souffrance alors que rien n’indique que c’est le cas, et qu’il est capable de suivre du regard, de pleurer, et même de résister à l’absence de nutrition et d’hydratation pendant trente et un jours.

Le terme de « peine de mort » est fort mais il reste quand même dans la réalité de la décision. L’expression a été utilisée le 22 juin 2014 par l’ancien avocat général et célèbre blogueur Philippe Bilger, qui faisait ainsi part de son trouble : « Cette gêne, ce malaise perceptible du rapporteur public ne sont-ils pas ceux du citoyen ayant appris que d’une certaine manière (…), cet éminent représentant de la justice administrative avait tout de même « requis » la peine de mort de Vincent Lambert ? Les subtilités, pour tenter de dissimuler la nudité brutale de cette conclusion sous une apparence faisant de l’arrêt des traitements une mesure de salubrité humanitaire et médicale, comme s’il s’agissait d’un simple débranchement technique, ne sont pas très convaincantes et révèlent que, quoi qu’on en ait, il est dérangeant devant un souffle de vie prolongé, même réduit à sa plus simple expression, de souhaiter sa fin. (…) J’éprouve comme un effroi devant ce qu’avec la meilleure volonté du monde, le droit et la pitié mêlés, pourraient avoir comme conséquences négatives. Si, par exemple, la porte de cette affaire Lambert ouverte, on ne savait plus la refermer et si on abusait d’une forme de compassion qui trouverait toujours de quoi se justifier sur le plan médical et trop prompte à l’irréversible ? (…) Face à un tragique dilemme [au sein de la famille], il me semble que précisément la solution serait de trancher non pas en faveur de l’abolition mais, aussi terriblement limitée qu’elle soit, pour la vie. Sur les plateaux de la balance, ne serait-il pas prudent, dès lors qu’une contestation profonde oppose la famille et les proches de l’être dont le sort est en suspens, de privilégier l’attentisme sur l’un au détriment de l’irrémédiable ? ».

Et après, la Cour européenne des droits de l’homme ?

Rappelons que le jugement du Conseil d’État n’est que de nature administrative, c’est-à-dire, porte une appréciation sur l’interprétation des lois françaises et leur application.

Pour le court terme, Vincent Lambert va continuer à vivre le temps que la Cour européenne des droits de l’homme statue. Notons que la justice européenne, saisie de plus en plus, est un dernier recours pour les citoyens européens une fois que toutes les voies judicaires nationales ont été épuisées. Le débat risque donc de se déplacer de la France vers l’Europe.

La situation tragique de Vincent Lambert est très compliquée, les avis divergents sont tous à la fois cohérents et sincères, et la personne, bien malgré elle, s’est retrouvée au centre d’un débat public qui lui échappe (forcément) et qui porte sur une question fondamentale de notre société.
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