Le Monde obscène selon Odile Cuaz

A la fin des années 1960, Andy Warhol avait écrit, dans le catalogue d’une exposition : « À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale. » La téléréalité, les réseaux sociaux n’existaient pas encore. Aujourd’hui, ces médias mettent la prophétie de l’artiste – dont on mesurera l’ironie désabusée – à la portée de tous. Car, dans notre monde hyperconnecté, où le Droit protège jalousement la vie privée, on assiste paradoxalement à une exhibition permanente de l’intime, chacun devenant le paparazzo de lui-même dans une célébration de l’égo qui confine à l’obscénité. « Pour être heureux (et tenter de devenir célèbres), vivons dans la transparence », voilà le nouvel impératif catégorique.

Dans un souci d’efficacité, une telle exposition impose le respect d’un certain nombre de règles et de codes. La vie du citoyen lambda, individualiste par goût mais tribal par solitude et ambition identitaire, et surtout en quête de reconnaissance, sera ritualisée ou ne sera pas. Il en résulte un autre paradoxe : pour mieux se distinguer, il n’existe plus qu’une méthode prétendument infaillible, se fondre dans un moule, respecter les conventions et le discours du dernier jeu social en date, coller aux modes tout en affichant la prétention d’être unique.

C’est à ces tribus, ces conventions, ces modes que s’attaque la journaliste Odile Cuaz dans son dernier essai décapant, Petit manuel de survie dans un monde obscène (Chiflet et Cie, 144 pages, 15 €). Alors que les études sociologiques reposent souvent sur un jargon indigeste et un exposé d’une larmoyante bien-pensance, le livre d’Odile Cuaz fait le pari d’un humour grinçant, impitoyable, qui en rend la lecture redoutablement drôle.

Sans doute le style, efficace, dynamique, appartient-il moins à la littérature qu’aux chroniques de magazines ; en cédant à certains critères d’oralité (négations parfois éludées, mots abrégés, etc.), il rappelle davantage un papier de Cosmopolitan qu’un chapitre de Madame Bovary. Mais telle est la loi du genre pour cette satire sociétale qui met en scène une population urbaine, active, accrochée tant au « Grand Réseau » qu’à ses illusions, en voie de « boboïsation », voire déjà largement «boboïsée ». Une population qui n’aspire qu’à exister, « ouverte au monde », adepte du « vivrensemble », acquise aux valeurs « équitable » et « solidaire » par égocentrisme (surtout lorsque l’objet de cette compassion se situe, non sur le trottoir voisin, mais dans quelque exotique contrée), vorace de prêt-à-penser, confite dans le bonnisme et obsédée par l’autopromotion.

Aucun comportement, si pitoyable soit-il, aucune catégorie, si futile ou vulgaire soit-elle, n’échappent au scalpel affuté de l’auteure qui dissèque ses proies pour mieux en mettre à jour les traits de caractère principaux. De la biographie mise en ligne (où l’imagination vient suppléer la platitude) aux régimes ascétiques qu’il convient de suivre pour entretenir un physique socialement compatible, de la drague sur la toile à la recherche de l’éternelle jeunesse, de l’activité professionnelle forcément trépidante à la quête d’un style naturellement unique, de l’appartenance à un groupe – le plus insolite garantissant l’authenticité la plus pure – à la libération d’un discours décomplexé, mais respectant le diktat du politiquement correct, tout est examiné, analysé, étiqueté avec une évidente délectation que partage le lecteur.

Les dix chapitres de cet essai, entrecoupés de saynètes illustratives hilarantes, constituent autant de profanations d’un cimetière des vanités dont la stèle centrale serait une allégorie du culte de la performance.

Extraits :

« L’adhésion à un protocole alimentaire n’est que le premier pas d’une longue marche vers le Salut du Vert Paradis diététique. La radicalisation se fera par paliers jusqu’à l’orthorexie la plus complète. On commence par respecter les oukazes alimentaires avant de basculer dans l’intégrisme, le fanatisme diététique n’étant que l’aboutissement d’une quête de pureté irréprochable. C’est ainsi que les puristes se caractérisent par une vie en autarcie, « entre soi », telle une élite touchée par la Bonne Parole quand la Masse s’entête à faire ses courses à Lidl. » […]

« S’il arrête de fumer, c’est pour ne pas nuire à son entourage. Parce que fumer TUE et c’est pas bien de tuer. Il ne boit du BON vin qu’avec modération (l’alcool détruit et c’est pas bien de détruire) et dîne volontiers au Petit Couscous en bas de chez lui où il retrouve son épicier tunisien qu’il salue cordialement. Il mange casher avec ses amis juifs et s’initie à la cuisine arménienne, en hommage à un peuple qui a beaucoup souffert. Et quand il ne roule pas en vélo, il se déplace avec un vieux « scoot pourri » sur lequel il a apposé des autocollants « Mort au 4×4 », « les OGM ne passeront pas », « Vive la GPA pour tous. «  »

Qu’est ce que la fleur de la vie ?
Qui est réellement Pierre Cornu ?