« Le Discours pornographique » mis à nu

Le champ pornographique, bien qu’aussi ancien que l’humanité dans ses représentations plastiques, ne suscite guère l’intérêt des chercheurs. Même l’étude des œuvres érotiques ou pornographiques de grands écrivains soulève la suspicion – nous étions peu nombreux à oser aborder cette matière lorsque je publiai, chez Honoré Champion, en 1999, une édition critique des Lettres à la Présidente et poésies érotiques de Théophile Gautier… Quant à ceux qui, sous couvert de sociologie, traitent frontalement cette question, ils se situent le plus souvent dans une doxa idéologique bien pensante visant à stigmatiser le sujet, voire à créer une panique morale, laquelle, sous le vernis de l’essai, s’appuie sur des jugements imprégnés de moraline, mais dénués de tout support scientifique.

Avec Le Discours pornographique (La Musardine, 400 pages, 18,50 €), l’universitaire Marie-Anne Paveau adopte une position originale, fondée sur une neutralité morale indispensable à l’examen rigoureux, dépassionné, de son objet d’études pris sous l’angle de sa spécialité, la linguistique. Ce livre se révèle d’autant plus passionnant que l’auteure, rompant avec la complexité fréquente du discours des linguistes, propose une approche parfaitement accessible aux profanes – une approche que l’on pourrait qualifier de pédagogique, sans pour autant être un instant ennuyeuse.

Comme le titre de son essai l’indique, Marie-Anne Paveau s’intéresse au discours pornographique en tant que support d’un « univers culturel riche et varié » – une opinion guère répandue de nos jours… Cette variété repose sur le large corpus choisi par l’auteure, qu’elle ne limite pas au volumineux domaine de la pornographie dite « mainstream » (commerciale et hétérocentrée) pour étendre son champ d’enquête aux sexualités alternatives, minoritaires, voire marginales, et à tous les supports possibles, de l’écrit aux nouvelles technologies.

D’une telle approche, dénuée d’a priori, se dégage un univers langagier dont on ne soupçonnait pas les ressources, propre à « la représentation de rapport sexuel explicite » dans le but de « produire une excitation. » Et c’est bien cet effet provoqué qui pose problème à ceux qui établissent un jugement de valeur négatif, même si l’on peut se demander, avec le philosophe Ruwen Ogien, pourquoi il serait moins socialement légitime de susciter l’excitation que le rire ou les larmes.

L’essai, fort documenté, se divise en cinq sections. Dans la première, l’auteure s’attache à définir ce qu’est la pornographie, dont les frontières, précise-t-elle, englobent l’érotisme, dans la mesure où la différence de ces deux notions relèverait seulement du regard, de l’interprétation de chacun. L’argument permet d’évacuer un débat récurrent, souvent stérile et nous sommes ici, par analogie, très proches de la position de Marcel Duchamp lorsqu’il affirmait qu’il y avait autant d’interprétations d’une œuvre d’art que de spectateurs.

La deuxième partie est consacrée aux mots du discours pornographique, à travers les dictionnaires, la polysémie d’une multitude de termes érotisés selon le contexte dans lequel ils interviennent, mais aussi les « pornèmes », en d’autres termes des mots et des sigles spécialement créés pour la pornographie, dont beaucoup appartiennent au domaine anglophone. L’étude s’étend ici aux noms choisis par les acteurs et actrices « X », riches de références diverses.

Dans le troisième chapitre, il est question de la dimension narrative du texte pornographique quel qu’il soit (script, récit, dialogues, humour, choix des mots…). Le quatrième s’intéresse à l’univers virtuel et technologique, dont le territoire ne se réduit pas aux vidéos, mais inclut des espaces aussi variés que le livre numérique, les blogs ou les objets.

Quant à la dernière partie, intitulée « La Pornographie et le réel », elle se révèle des plus intéressantes, puisqu’il y est question du réel et de sa représentation, la seconde, comme dans le domaine de l’art, ne pouvant se confondre avec le premier (L’Origine du monde, bien que chef d’œuvre du réalisme, n’est pas le sexe réel d’une femme, par exemple). L’auteure prend ici ses distances avec une forme de pensée unique toujours prompte à porter un jugement moral subjectif, négatif et non scientifiquement étayé. Elle saisit également cette occasion pour établir un panorama des différentes approches politiques de la question, loin des conventions, des argumentations normatives. Aux féministes radicales antipornographiques (Catharine McKinnon, Andrea Dworkin…), alliées objectives des religieux et des conservateurs, dont les thèses catastrophistes rappellent le délire du Dr Samuel Tissot au sujet de l’onanisme dans un siècle des Lumières pas toujours éclairées, elle oppose les propositions du féminisme libertin (ou pro-sexe) et des mouvances « post-porn » (autour de Gayle Rubin ou Linda Williams) qui s’attachent à donner une « vision enrichissante et créatrice » du sexe, véritable alternative à la production « mainstream ». Celle-ci permettrait aux femmes d’échapper aux stéréotypes du genre et de se réapproprier à la fois  le discours, le plaisir et le corps désacralisé en toute liberté; cette approche nouvelle et dédramatisée du phénomène est intéressante, dans la mesure où elle ne cède pas à la tentation de l’interdiction, devenue illusoire à l’époque d’Internet.

Sans doute cet essai, doté d’une riche bibliographie qui fait partiellement oublier l’absence regrettable d’un index des noms cités, fera-t-il grincer quelques dents, car il aborde, sans préjugés, un domaine que les bien pensants  et les censeurs (Gauche morale comprise) diabolisent, puisqu’il s’épanouit hors d’une norme sociale préétablie. A travers ce livre, ceux-ci seront en outre ulcérés de découvrir, selon le mot de Virginie Despentes, « qu’on leur parle directement de leurs propres désirs, qu’on leur impose de savoir des choses sur eux-mêmes qu’ils ont choisi de taire ou d’ignorer ».

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