Le Conformiste » : la norme et la marge

Et si l’homme n’était finalement que la somme de ses traumatismes ? Prenez Marcello Clerici. Il ne vient gonfler les rangs du fascisme qu’en réponse à des démons intérieurs inexpiables. Il ne construit son identité que par opposition à des figures parentales dont il cherche à s’affranchir – son père souffre de démence, sa mère mène une vie scandaleuse.

Sous le coup d’une culpabilité tenace, ce bourgeois romain aspire avant tout à se fondre dans la masse, à ériger la norme en état permanent. Peu importe si l’Italie mussolinienne fait la part belle aux sentiers battus exhalant le soufre et aux archétypes gorgés d’intolérance. Incapable de se soustraire au regard des autres, cherchant l’accomplissement dans la normalité, il se compromet volontiers avec les services secrets, comme si leur simple attention avait valeur de consécration. « Je fais partie d’un groupement qui fait la chasse aux subversifs », assènera-t-il avec la conviction d’un laquais rectiligne au service de l’idéologie fasciste. Marcello ne voit par ailleurs aucun inconvénient à passer une visite médicale avant de signer son contrat de mariage, témoignant ainsi de la primauté des intérêts personnels sur l’engagement matrimonial. « Une maison normale » pour « des gens normaux », la voilà la délicieuse ritournelle des croquenotes de la fanfare mussolinienne. De quoi diluer son identité, personnelle et collective, dans l’eau trouble du totalitarisme.

 Transposant à l’écran le roman d’Alberto Moravia, soignant la profondeur de champ comme celle de ses personnages, Bernardo Bertolucci dépeint une Italie sclérosée, qui « prendrait l’ombre pour la réalité », portraiturant une société assujettie au fascisme, écrasée par les discours de grandeur comme par cette architecture totalitaire aux lignes droites géométriques. Marcello Clerici n’est finalement que le symptôme d’une représentation tyrannique et obsessionnelle de l’image, l’excroissance naturelle du diktat des règles et des apparences. Sa fragilité morale, notamment exprimée au moyen de plans inclinés, se perçoit comme un moteur commun aux « espions » et « mouchards » fascistes, tous prompts à se jeter à corps perdu dans la matrice politique, sans doute dans l’espoir d’y trouver un sens à leur vie. Ainsi, c’est parce qu’il se croit meurtrier que Marcello intègre le régime et accepte d’espionner un professeur de philosophie exilé, antifasciste notoire aux idées présumées dévoyées. Sa fiancée, bourgeoise ingénue et « idiote », participe à cette même quête de conformité sociale : elle se prétendra longtemps vierge, alors même qu’elle coucha six années durant avec un vieux pervers qui fit d’elle ce qu’il désirait.

 Comme souvent, Jean-Louis Trintignant livre une composition intériorisée ne souffrant d’aucune maladresse. Le comédien français incarne à merveille ce Marcello Clerici à la psychologie trouble, dont la fuite en avant consiste à se projeter en un parangon de vertu fasciste. Si le doute s’immiscera en lui furtivement, la trahison sonnerait néanmoins comme une négation de sa propre personne, inconciliable avec une construction identitaire pourtant habituée à prendre des accommodements avec la réalité. Bernardo Bertolucci démontre ainsi qu’une honte intégrée peut être fondatrice d’une assimilation inconditionnelle au groupe, quand bien même celui-ci serait politiquement fâcheux, voire ostracisant ou criminel. Tableau édifiant de l’Italie mussolinienne, doté d’un charme enivrant, Le Conformiste verra ses quelques traits oniriques se renforcer des éclairages expressionnistes et des filtres bleus de Vittorio Storaro, le chef opérateur d’Apocalypse Now, tandis que la musique de Georges Delerue se déploiera en parallèle pour napper les séquences d’une extrême variété d’émotions. S’il n’apparaît finalement ni brillant ni haletant, ce drame italien méconnu peut toutefois se prévaloir d’une justesse et d’une consistance appréciables.

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