L’aube des « villes intelligentes »

NEWS NEWS NEWS A Paris, début décembre, la maire Anne Hidalgo a présidé en novembre le forum « Smart City du Grand Paris », rassemblant des responsables de grandes villes ainsi que de nombreux industriels (Bolloré, Bouygues, Decaux, ERDF, IBM, Orange, Microsoft, Veolia). Puces, antennes Wi-Fi, caméras, logiciels, progressivement, des cités hyperconnectées font leur apparition. Utopie urbaine ou cauchemar ? (article publié dans Le Monde Culture&Idéesdu 20/12)

A Nice, les trottoirs sont intelligents. Depuis mars 2013, la ville y a installé 1 000 capteurs qui repèrent les voitures stationnées et avertissent les nouveaux horodateurs à antenne Wi-Fi, eux-mêmes reliés à l’ordinateur central Nice City. Celui-ci prévient les habitants sur leurs portables des places disponibles en ville, de l’état du trafic et des spectacles du jour. Grâce à ce système, la mairie espère éviter les embouteillages causés par les perpétuelles recherches de stationnement, réduire les émissions de C02 et rendre la ville plus attractive.

Cette expérimentation, qui a suivi l’installation de 915 caméras VSI (la vidéosurveillance intelligente, capable de repérer une personneagitée ou trop immobile dans une foule, de déceler un cri, un bris de vitre, et de lire sur les lèvres à 200 mètres), a précédé le premier  » boulevard connecté  » d’Europe, inauguré en mai 2013. Deux cents capteurs ont été intégrés aux lampadaires, aux conteneurs d’ordures et à la chaussée du boulevard Victor-Hugo afin d’analyser la qualité de l’air, la température, le bruit, le trafic et le taux d’occupation des déchets. Toutes ces données sont regroupées sur une plate-forme logicielle qui les mutualise et les redistribue aux habitants, par Internet. Résultat : les poubelles alertent les services de propreté quand elles sont pleines, un pic de pollution est aussitôt annoncé, les lampadaires règlent leur luminosité en fonction des piétons. Selon le maire, Christian Estrosi, le but est d’informer  » en temps réel  » sur ce qui se passe en ville, afin d' » économiser de l’énergie « , de  » faire participer les habitants  » et de  » mettre en place des nouveaux services « .

Honk Kong. DR

LA « SMART CITY »

 Cette cité hyperconnectée, associant génie numérique et information des citadins, autorégulation et souci écologique, est devenue la grande utopie urbaine de l’ère numérique. On l’appelle la  » ville intelligente  » ou  » smart city « . Si elle reste encore un idéal futuriste, dont la définition et la mise en place soulèvent d’intenses batailles d’idées et de rudes arbitrages économiques, de très nombreuses agglomérations françaises (Grenoble, Issy-les-Moulineaux, Lyon, Montpellier, Nantes, Nice, Paris, Strasbourg) et internationales ont commencé à la mettre en chantier, s’appuyant sur une réalité incontournable : les nouvelles technologies de l’information et de la communication (les TIC) participent désormais de l’aménagement urbain, s’intègrent à la rue, au mobilier, à l’infrastructure des immeubles, aux monuments, aux magasins, jusqu’aux arbres.

Tous ces éléments deviennent  » intelligents  » au sens où ils sont équipés de capteurs, de microprocesseurs, de cellules, de puces, de logiciels, d’antennes. Ils produisent et traitent des données, sont dotés de mémoire, évaluent leur consommation d’énergie, communiquent grâce au Wi-Fi avec d’autres machines informatisées – ce qu’on appelle l’Internet des objets – et renseignent le big data de la ville, dont la masse d’informations converge vers des plates-formes de pilotage. Enfin, à l’image du Tower Bridge de Londres qui prévient sur son compte Twitter de ses ouvertures, ils interagissent avec les habitants, eux-mêmes équipés de téléphones intelligents.

UN PARIS INTELLIGENT

 En 1858 déjà, Victor Hugo écrivait :  » Chaque année, chaque jour, chaque heure, par une sorte de lente et irrésistible infiltration, la ville se répand dans les faubourgs et les faubourgs deviennent des villes.  » Un siècle et demi plus tard, les grandes cités, univers en expansion, abritent la moitié de la population mondiale – 70 % en 2050. Aujourd’hui, les agglomérations consomment 75 % de l’énergie produite, émettent 80 % du CO2 et concentrent la plupart des problèmes majeurs et des espoirs de l’humanité. Il ne se passe plus une semaine sans qu’un colloque d’experts ne soit consacré aux cités intelligentes et aux solutions qu’elles proposent. En Europe, plusieurs réseaux interurbains en discutent – Actipole 21, Eurocities, Green & Connected Cities, Urbact, Ville Internet –etles think tanks se multiplient : Chronos, Fondation Internet nouvelle génération, Transit City. Selon les analystes stratégiques d’ABI Research, le marché global des technologies des smart cities devrait passer de 8 milliards de dollars (6,5 milliards d’euros) en 2010 à 39 milliards en 2016.

A Paris, la maire Anne Hidalgo a présidé en novembre le forum Smart City du Grand Paris, rassemblant des responsables de grandes villes ainsi que de nombreux industriels (Bolloré, Bouygues, Decaux, ERDF, IBM, Orange, Microsoft, Veolia). Elle a évoqué avec enthousiasme une future  » ville ingénieuse qui interroge le fonctionnement des réseaux, des aménagements et des flux urbains afin d’économiser ses ressources « . La  » Cité idéale  » est un vieux rêve de l’humanité depuis la tour de Babel de l’Ancien Testament montant jusqu’au ciel (Genèse 11, 1-9) ou l’île d’Utopia mathématisée de Thomas More (1516). A chaque fois, de grands rêves mais aussi des conceptions philosophiques, politiques et démocratiques sous-tendent ces extraordinaires projets : la smart city n’y échappe pas.

Que signifie concrètement un Paris  » ingénieux « , traduction courante du  » smart  » de la  » smart city  » ? Adjoint chargé de l’urbanisme à la Mairie de Paris, Jean-Louis Missika donne deux exemples :  » Les 100 346  arbres d’alignement de la capitale sont désormais implantés d’une puce de radio-identification (RFID). Dès qu’un jardinier passe un lecteur devant l’un d’entre eux, il envoie le code de l’arbre à sa tablette par liaison Bluetooth et se connecte avec une banque de données. Il découvre aussitôt sa situation sanitaire et la date des derniers élagages, qu’il actualise. «

Cette énorme somme d’informations sur les arbres est traitée par des applications gestionnaires qui aident à planifier les actions d’entretien et de coupe. Elle permet de cartographier l’évolution verte de Paris et de réaliser des guides en ligne pour les promeneurs. L’adjoint au maire ajoute : » Forts de ces connaissances, nous allons anticiper la végétalisation de la ville et l’agriculture urbaine.  » Les Parisiens prendront date.

Autre innovation  » intelligente  » : les compteurs communicants, ou  » smart grids « .  » Déjà, les compteurs d’eau sont quotidiennement télé-relevés par Eau de Paris, ce qui permet d’écrêterles périodes de pointe et de repérer les fuites, explique Jean-Louis  Missika. Pour l’électricité, dès 2015, nous installerons avec ERDF le compteur Linky, réglable à distance, afin de réguler la consommation en temps réel.  » L’enjeu  est aussi de faire participer les habitants, qui vont pouvoir moduler eux-mêmes leur consommation. Pour l’adjoint au maire, les innovations des smart cities ne sont pas seulement « techniques  » et  » ingénieuses « , elles sont intelligentes au sens de  » la bonne intelligence « , elles permettent d’améliorer la gouvernance urbaine :  » Nous voyons se profiler une ville où les grands secteurs traditionnels (transports, voirie, énergie, bâtiment, espaces verts, loisirs) historiquement séparés en grands silos font converger leurs données, travaillent en connivence, dit-il. Ces échanges nous aident à faire des économies, mais aussi à imaginer des nouveaux services.  » Voilà pourquoi, en janvier 2015, la mairie annoncera la mise en place du premier  » comité de pilotage global de Paris « , qui centralisera toutes les informations utiles à la gouvernance de la capitale.

LE RÊVE DE LA CITÉ CYBERNÉTIQUE

Un modèle de ce que pourrait être une ville intelligente est souvent mis en avant : le quartier de Songdo à Incheon, en Corée du Sud, équipé par Cisco Systems. Ouvert en  2009, destiné à accueillir 65 000  habitants, il est considéré par certains urbanistes comme le projet le plus innovant depuis Brasilia (1960). Toutes les tours de Songdo (dont une de 487  mètres, inachevée), ses rues, ses équipements, ses véhicules sont hautement informatisés. Descapteursanalysent la fluidité du trafic et repèrent les accidents, les pertes d’énergie sont traitées en temps réel, les toits sont végétalisés, les déchets des immeubles collectés par un gigantesque aspirateur souterrain afin d’éviter des transports coûteux et polluants. Un ordinateur central, l’U-media Center, consultable par les habitants depuis le terminal de leur appartement, coordonne les services de la ville. Chaque maison, construite à 75  % en matériaux recyclables, dispose d’un système de téléprésence et d’un poste de commande domotique.

Les promoteurs de Songdo évoquent une ville intelligente parce qu’ubiquitaire : tous les maux inhérents à l’univers urbain (sécurité, pollution, déchets, embouteillage, dépenses d’énergie) sont décelés, renseignés et traités en temps réel, vingt-quatre  heures sur vingt-quatre, par une plate-forme de gouvernance et la participation des habitants connectés. Ils comptent vendre le concept clé en main aux grandes métropoles asiatiques.

Si les aspects positifs de la numérisation des villes ne manquent pas, la smart city porte aussi une conception des villes qui inquiète. A Paris, des voix s’élèvent : les  » smart grids «  vont accumuler les données sur les habitudes de consommation des gens et leur présence chez eux. A qui appartiendront ces informations ? Seront-elles communiquées à d’autres services : impôts, Pôle emploi, aides sociales ? Autrement dit, la « smart city » sera-t-elle une « big mother », comme dit l’auteur de science-fiction Alain Damasio ?

Selon de nombreux spécialistes, la ville intelligente vient en droite ligne de la révolution cybernétique de la seconde moitié du XXe siècle. Si celle-ci a permis de comprendre les mécanismes d’autoguidage et d’autorégulation de tout système échangeant de l’information – cellule biologique, animal, cerveau, machine en mouvement –, elle a par la suite bouleversé l’intelligence artificielle, la robotique et l’urbanisme.

 Pour le professeur d’histoire d’architecture à Harvard Antoine Picon,  » l’idée que la ville est un système complexe, gouvernable à la manière d’un vaisseau, apparaît quand les théories cybernétiques rencontrent l’informatique. Beaucoup pensent alors qu’on va pouvoir construire des villes informatisées, autoguidées, orchestrées par des modèles systémiques et des algorithmes, dirigées depuis un dash board, un grand tableau de bord ».

Sans nier l’apport de l’Internet des objets dans la gestion urbaine, l’historien voit dans « cette tentation néocybernétique  » une conception  » naïve, exagérément simplifiée et réductionniste de la ville « . Dans son essai Smart Cities. Théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur (B2, 2013), il critique ceux qui oublient que la ville est collectivité humaine, politique, ouverte, multiple, changeante, inachevée. La ville n’est pas  » un système, elle n’est pas modélisable « . Elle ne saurait être gouvernée comme une grande machine, en élaborant des solutions techniques pour résoudre une à une ses difficultés : ce qui s’appelle la  » solutionnite « .  » Si on les laisse s’exercer sans partage, ces théories cybernétiques débouchent sur une gestion technocratique de l’urbain et un escamotage des choix politiques et démocratiques. Cela rend nerveux l’humaniste que je suis ! « , conclut-il.

LA MYSTIFICATION DES « DONNÉES »

 L’historien n’est pas le seul à s’alarmer. Un mouvement critique des villes intelligentes, mené par des architectes, des sociologues, des politiques et des associations, se développe depuis dix ans, internationalement. Dans son essai Againt the Smart City (1.3 edition, 2013, non traduit), l’urbaniste américain Adam Greenfield décrypte la philosophie implicite des discours tenus par les industriels du secteur et les artisans du projet Songdo. Il s’élève contre un  » positivisme logique impénitent, qui suppose que le monde urbain est en principe parfaitement connaissable, son contenu dénombrable, et que toutes ses relations peuvent être codées de façon significative, sans partialité ou distorsion « .

Il s’oppose à  » la mystification des données numériques « , partout présentées comme  » objectives « ,  » limpides  » et  » transcendantes « . Les données, constate l’urbaniste, sont  » quantitatives, jamais qualitatives « , et leurs significations dépendent des choix politiques qui ont présidé à leur recherche : installer des capteurs sur les bancs pour repérer les dormeurs ou ajouter un dispositif de reconnaissance faciale aux caméras qui surveillent la fluidité du trafic relève d’une conception de la sécurité publique. Quant aux données, elles peuvent être biaisées par une lecture trop partisane ou des fonctionnaires trop soucieux de leurs résultats. Il arrive aussi que les ordinateurs s’usent, buggent, deviennent obsolètes, si bien qu’une ville risque de devenir dépendante d’industriels intéressés à des solutions toujours plus techniques.

 Pour Adam Greenfield, la connaissance comme la gouvernance d’une ville s’appuyant sur les TIC et les seules données numériques sont un rêve d’ingénieur. Or un ingénieur, si intelligent soit-il, ironise la sociologue néerlando-américaine Saskia Sassen, autre spécialiste de l’urbain,  » n’est qu’un des utilisateurs de la ville « . Sa logique ne correspond pas toujours à celles des autres citadins, qui la pratiquent au jour le jour, inventent des usages. Voilà pourquoi Saskia Sassen pense qu’il faut  » urbaniser les technologies « , et associer les habitants à la création des services.

Journée contributive, 17 octobre 2013. DR

LA WIKI CITY, LA VILLE CONTRIBUTIVE

Aujourd’hui, plusieurs logiques s’affrontent, parfois cohabitent, sur le déploiement de la smart city. A Paris, Jean-Louis Missika reconnaît que  » l’intelligence d’une ville est aussi celle de ses habitants, qui ne réagissent pas toujours comme le prévoient les programmes d’aménagement et trouvent leurs propres solutions comme, par exemple, le covoiturage et le partage. Il nous faut les faire participer « . Depuis dix ans, les usages urbains judicieux et économes venus des traditions urbaines coopératives et associatives ne manquent pas. En Ile-de-France, de nombreux collectifs existent, qui cherchent à faciliter la vie urbaine : ShareREvolution (consommation coopérative), Freecycle (recyclage par le don), le FabShop(ateliers de quartier), La Ruche qui dit Oui !, sans oublier tous ceux qui se fédèrent sur les réseaux sociaux pour organiser des apéritifs surprises, des concerts improvisés, des flash-mob ou des fêtes.

Ces initiatives, qui se développent avec la crise économique, proposent d’autres usages des réseaux intelligents et des TIC, voire les détournent comme le collectif I.See (Institute for Applied Autonomy) qui cartographie les rues sans caméras. Associatifs, moins directifs, appuyés sur des besoins immédiats, parfois rebelles, ces mouvements prennent de l’ampleur. A Sciences Po, Dominique Boullier, bon connaisseur des technologies cognitives, parle de l’apparition d’une  » ville contributive « , une autre forme de l’intelligence urbaine :  » A côté de la data city rêvée par Google, de la smart city voulue par IBM et Cisco, une wiki city se dessine, où les habitants s’associent, donnent leur avis, coopèrent. C’est la logique de l’innovation ascendante, le “bottom up”, qui se méfie des solutions imposées par le haut, le “top down” « .

 Ces mouvements associatifs exigent souvent que l’ensemble des données numérisées et des statistiques des mairies soient rendues publiques – le courant de l’open data – afin de pouvoir juger des projets publics en connaissance de cause et intervenir, ici sur un programme d’urbanisme, là sur l’ouverture d’une crèche, etc. Rédacteur en chef de la revue Cosmopolitiques, Dominique Boullier constate que ces initiatives ont commencé de remonter, non sans combat, vers les décideurs urbains. Il pense que les différents modèles de ville intelligente (data, smart et wiki) cœxistent déjà et se combineront de plus en plus à l’avenir.  » L’intelligence, dit-il,viendra du pluralisme des choix, des aménagements et des types d’urbanisme.  » Autrement dit, elle viendra du politique : du grec polis, la cité.

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