Lundi, les dirigeants de Libération vont présenter leur projet de transformation du journal afin d’en faire un média du XXIe siècle. Un pari, certes, mais le journal n’a plus le choix : il l’a compris après un premier semestre particulièrement agité et tendu où nous avons frôlé la faillite. Cet été, j’ai profité d’un séjour à Montréal, où je me suis occupé d’une école d’été du CERIUM de l’Université de Montréal, pour aller rencontrer la direction et la rédaction de » La Presse », le principal journal québécois, qui a compris il y a quatre ans que sa survie passait par une révolution sans précédent. Et j’adore les révolutions !Hugo Pilon-Larose, jeune journaliste de 24 ans, a l’enthousiasme volubile : «au premier étage, il y avait les rotatives qui imprimaient le journal. Maintenant, tout est en chantier, car on les remplace par une nouvelle salle de rédaction entièrement dédiée au numérique». Nous sommes dans le vieux Montréal, à une encablure de la Cathédrale. Le siège de La Presse, à la désespérante architecture années 60, un quotidien francophone fondé en 1884, jouxte son siège historique, un magnifique bâtiment, lui, mais clairement inadapté à la presse de la seconde moitié du XXe siècle. Cette fois-ci, pour prendre le tournant du XXIe siècle, nul besoin de déménager : il a suffi de désamianter et de bouter les vieilles rotatives hors du bâtiment, préfiguration de la disparition programmée du journal papier. Les locaux refaits à neuf accueilleront tout le nécessaire à l’heure numérique : des rédacteurs, bien sûr, qui restent au cœur de l’écosystème de la marque, mais aussi des journalistes télévisions, des designers et des graphistes chargés de penser un journal total.
La Presse s’est lancé dans un pari fou à 45 millions de dollars canadiens (31 millions d’euros) pour faire face à l’érosion de ses ventes (200.000 exemplaires en semaine, 275.000 le samedi, quand même, dans un Québec de 8 millions d’habitants), érosion considérée comme inéluctable : il a décidé en janvier 2010, à l’initiative de son patron, Guy Crevier, de tout miser sur la tablette (style iPad) et d’abandonner à court terme le papier.
Son application, lancée en avril 2013, «La Presse+», est superbe : le journal mis en ligne à 5h30 du matin (heure locale) est un produit multimédia. Textes, photos, vidéos, le lecteur trouve son chemin de façon intuitive en «feuilletant» sa tablette : on est loin, très loin des tristes formats .pdf, encore trop souvent de mise en France. Chaque page de La Presse+ est spécialement conçue pour la tablette, avec ses animations propres, ses «pop up» spécifiques (cartes, photos), ses vidéos. Si le lecteur appuie sur le nom du journaliste, il obtient sa bio, son courriel, son compte twitter. «Ça change notre façon de travailler», reconnaît Hugo, «car on est en contact direct avec le lecteur qui peut réagir à chaud. C’est pénible quand il nous insulte, mais ça peut aussi être enrichissant». Une trentaine de journalistes, parmi les plus vieux, n’ont pas supporté cette proximité nouvelle et ont préféré partir.
« Il ne s’agit absolument pas de faire le journal papier sous forme numérique», insiste Jean-François Bégin, le jeune directeur des informations générales, «mais de penser le papier dans sa forme numérique en coordination avec les graphistes, la photo, la vidéo, sans maquette précontrainte. C’est un travail d’équipe, on pense au story telling». La Presse a même son propre studio télé équipé de caméras automatiques : «les journalistes qui le veulent viennent expliquer leur papier, donner des informations supplémentaires», explique Claudine Bergeron, l’opératrice de plateau. «C’est un travail de force, très complexe. Les journalistes travaillent plus», reconnaît Nicolas, un rédacteur. «Nous ne sommes pas partis de l’idée qu’on est un journal», ironise Eric Trottier, 48 ans, vice-président «à l’information et éditeur adjoint» (photo ci-dessous), en référence au slogan d’une partie de la rédaction de Libération en lutte contre les projets numériques de ses propriétaires.
Désormais «le journal papier est devenu un produit dérivé : 90 % de notre temps, c’est la tablette, celle qui aspire la valeur ajoutée», affirme Jean-François Bégin. «Le papier, c’est ce qu’on fait quand la tablette est terminée». Mais le journal tablette reste un journal que l’on lit chaque matin : «il n’est pas remis à jour chaque heure», explique Nicolas, «un choix qui est contesté aux États-Unis». Le papier, quant à lui, disparaîtra à terme, avec la génération actuelle de lecteurs. «Nous créons une nouvelle génération de lecteurs. On a repensé nos contenus en fonction de nos lecteurs de 30 ans», dit Eric Trottier.
C’est ce qui explique un autre choix de La Presse, aux antipodes des réflexions hexagonales : la gratuité. «La tablette doit être un média de masse», martèle Eric Trottier : «or, qu’on le veuille ou non, l’information est devenue gratuite. Nous en sommes à la troisième génération qui s’y est habituée et on ne reviendra pas là-dessus. Si le New York Times ou le Wall Street Journal ont pu se lancer dans le paywall, c’est parce que ce sont des journaux mondiaux. Ce sont des exceptions, car les médias restent massivement locaux». La gratuité, cela implique des revenus publicitaires importants, même si la disparition du papier va entraîner des économies plus que substantielles (impression, distribution, portage). Pour convaincre les annonceurs qu’ils seront vus, il faut leur prouver que les gens passent au moins autant de temps sur la tablette que sur le papier : «on y est parvenu. Nos lecteurs lisent le journal papier 35 minutes en moyenne. Avec la tablette, on est passé à 42 minutes par jour, 70 minutes le samedi et 50 minutes le dimanche (car le journal numérique paraît 7 jours sur 7, NDA) », se réjouit Eric Trottier. Et ces chiffres sont prouvés : La Presse sait exactement ce qui est lu sur la tablette et combien de temps le lecteur y passe. «En un an, on a déjà transféré 40 % de nos revenus publicitaires sur la tablette», se rengorge Trottier. «Soit quatre fois plus que sur le web».
Pour La Presse, le site web n’est clairement pas une alternative au papier : «on n’est jamais parvenu à obtenir un temps d’attention équivalent et les annonceurs le savent», explique le vice-président à l’information. «On passe rarement plus de 2 minutes par jour sur un site et la pub irrite. Même le site du New York Times n’affiche pas un temps de consultation supérieur à 2 minutes. Le web n’attire clairement pas les lecteurs de journaux». Le web, qui ne sera évidemment pas abandonné, n’a pas pour vocation d’offrir de la valeur ajoutée comme la tablette, selon Jean-François Bégin : «le web, c’est le flux, comme la télé. La tablette, c’est offrir quelque chose que personne n’a».
Cet échec relatif du web, on en veut pour preuve les rédactions très limitées des «pure player» : « Rue 89 ou le Hufftington Post n’ont pas 300 journalistes. Alors que nous, nous sommes passés entre 2010 et 2014 de 225 à 325 journalistes grâce à la tablette», se félicite Eric Trottier. Une augmentation des effectifs que n’avait pas vu venir Laura-Julie Perreault, la journaliste qui dirige le principal syndicat de La Presse (le Syndicat des travailleurs de l’information de La Presse): «on craignait au départ des réductions d’effectifs, mais, malgré cela, on ne s’est pas opposé au changement». La rédaction a même dû consentir de gros sacrifices pour préparer le passage à la tablette : «on a accepté de passer de 4 à 5 jours de travail par semaine, ce qui représente 10 à 12 millions de dollars par an d’économie. C’est nous qui avons en réalité financé le projet, car l’actionnaire ne voulait pas investir d’argent frais. On s’est autofinancé». Cela étant, tout ne s’est pas fait sans heurt : «la direction a mis un an à comprendre que l’homme-orchestre n’existait pas et qu’il faut des gens spécialisés dans chaque domaine», raconte un journaliste. En clair, un journaliste ne peut pas à la fois écrire un article, prendre des photos, réaliser un film, réaliser une interview radio, éditer son papier. C’est à ce moment que La Presse a commencé à embaucher… «Le passage à la tablette nous a permis de continuer à privilégier le fond, c’est le contraire du web où l’on pique l’information ailleurs. On n’est pas dans le journalisme fast food», se réjouit Nicolas qui a redécouvert le plaisir du métier bien fait.
Le modèle de La Presse interpelle les Américains : du New York Times au Los Angeles Times, ils défilent dans les locaux pour observer cette expérimentation, personne n’ayant encore trouvé la martingale qui remplacera le papier. Reste à savoir si le modèle est transposable. Frédéric Mérand, professeur de sciences politiques à l’Université de Montréal doute que tous les journaux puissent suivre le modèle de La Presse : «la gratuité est possible, car le journal papier avait déjà énormément de publicité, ce qui n’est pas le cas d’un quotidien comme Libération», met-il en garde. En clair, les annonceurs ont suivi, c’est tout. Mais investiront-ils dans des journaux uniquement parce qu’ils sont sur tablette ? Les lecteurs restent évidemment la clef…