La réforme de la Cour de justice européenne ou l’art de créer une usine à gaz

La Cour de justice de l’Union européenne

Un mélange de nationalisme, de lâcheté, d’arrogance, de choc d’ego, d’incompétence, d’abus de pouvoir : la réforme du Tribunal de l’Union européenne (TUE), en cours de discussion à Bruxelles, offre un raccourci saisissant de ce que l’Union peut faire de pire.

En un mot, les Etats s’apprêtent, très discrètement, à doubler le nombre de juges du TUE, de 28 à 56, et à supprimer le Tribunal de la fonction publique (TFP), et ce, sans aucune justification réelle. Les juges du TUE et du TFP, soutenus par les syndicats, s’opposent fermement à cette réforme qu’ils jugent inutile et coûteuse : 23 millions d’euros par an (un juge dispose de trois «référendaires» et de deux assistants). Les citoyens se demandent souvent comme l’Union s’y prend pour accoucher d’usines à gaz complexes, coûteuses et souvent illégitimes : la réforme de la Cour offre, de ce point de vue, un vrai vade-mecum de ce qu’il ne faut pas faire. Visite guidée.

La Cour de justice européenne est rarement dans les feux de l’actualité. C’est pourtant un organe essentiel de l’Union : sa jurisprudence a autant fait, si ce n’est plus dans certains domaines, pour l’intégration communautaire que les multiples réformes des traités européens. Profondément fédéraliste, elle est intergouvernementale dans sa composition (à l’image de la Commission) : ce sont en effet les gouvernements qui désignent pour un mandat de six ans «leur» juge, chaque Etat ayant droit à un juge de sa nationalité. La Cour sise à Luxembourg est en réalité composée de trois juridictions : la Cour de justice proprement dite, véritable Cour suprême de l’Union, celle qui dit le droit ; le TUE, lui aussi composé de 28 juges, créé en 1989 afin de décharger la Cour d’une partie du contentieux : c’est le juge de droit commun et ses décisions peuvent être attaquées devant la Cour (uniquement pour violation du droit) ; et enfin, le TFP, composé de 7 juges (choisis par un comité de sélection avant approbation par les Etats membres) : il a été créé en 2005 afin de décharger le Tribunal du contentieux opposant les institutions communautaires à leurs agents (1).

1372 affaires pendantes

En mars 2011, le président de la Cour de justice, le grec Vassilios Skouris, a proposé de faire passer le nombre de juges du Tribunal de 28 à 40 (+ 12) pour faire face à l’augmentation du contentieux, mais aussi pour apurer l’arriéré judiciaire (2). De fait, l’augmentation du nombre d’affaires est incontestable: entre 2009 et 2013, + 25% pour la Cour de Justice (de 562 à 699) et + 39% pour le Tribunal (de 568 à 790), le seuil des 1000 affaires en 2014 ayant même été presque atteint (912). Ce qui se traduit par un allongement des délais de procédure et par un accroissement de l’arriéré judiciaire : 1372 affaires sont actuellement pendantes devant le Tribunal…

Agir sur le nombre de juges est une des possibilités prévues par les traités, mais il en existe d’autres : augmenter le nombre de référendaires (les assistants chargés d’aider les juges) ou encore renforcer le personnel du greffe. Mais aussi, et cette solution n’exclut pas le renforcement du personnel de la Cour, créer un ou plusieurs tribunaux spécialisés (3) : ainsi, la création d’un Tribunal des marques (45 % des affaires du Tribunal concernent la propriété intellectuelle – marques, dessins et modèles) aurait tout son sens avec le développement attendu du contentieux depuis que le brevet communautaire a enfin vu le jour. Les statistiques montrent d’ailleurs que les juges spécialisés ont une productivité très supérieure à la moyenne : ainsi, en 2010, le ratio entre le nombre d’affaires clôturées et le personnel des cabinets des juges s’établissait à 1,97 pour la Cour, 2,99 pour le Tribunal et 5,61 pour le TFP. C’est la voie préconisée par le Tribunal lui-même : cette nouvelle juridiction nécessiterait moins de moyens, puisqu’il nécessiterait simplement 7 juges…

Limiter les frais

Mais Skouris n’a pas voulu entendre parler d’un nouveau Tribunal, sans doute parce que la Cour qu’il préside ne connaîtrait plus directement des pourvois de ce nouveau tribunal, le TUE étant le juge d’appel comme il l’est pour le TFP. Sans aucune étude d’impact destiné à évaluer précisément les besoins réels de la justice européenne et surtout sans jamais consulter le TUE et le TFP, il a décidé de batailler pour obtenir des juges supplémentaires. En 2013, devant l’incapacité des Etats membres à se mettre d’accord, Skouris a proposé de ramener le nombre de nouveaux juges à 9 afin manifestement de limiter les frais…

Mais cela n’a servi à rien : à nouveau, les discussions se sont enlisées sur la nationalité des futurs juges. Si les grands Etats étaient d’accord pour qu’ils soient choisis «au mérite», les petits Etats ont exigé une «rotation égalitaire», ce qui leur assurera à tour de rôle deux juges. Il est vrai que les grands pays savent qu’ils disposent de talents en nombre suffisant pour leur garantir un juge supplémentaire quasiment à tout coup… «Un peu comme au football, plus on est grand, plus on a de chance d’avoir une bonne équipe», s’amuse un fonctionnaire européen.

Devant le blocage, la présidence italienne de l’Union a demandé, en juillet 2014, à la Cour de faire une nouvelle proposition : Skouris, toujours sans consulter les principaux intéressés, c’est-à-dire le TUE, a proposé, à l’automne 2014, de multiplier par deux le nombre de juges du Tribunal (de 28 à 56) et, en toute simplicité, de supprimer le Tribunal de la fonction publique, ce qui reviendrait à n’augmenter le nombre de juges que de 21 (puisque les 7 juges du TFP seraient versés au Tribunal). Ainsi, chaque pays aura la garantie d’avoir deux juges…

L’opération se ferait en trois temps : d’abord 12 juges supplémentaires. Puis en 2016, les 7 juges du TFP rejoindraient le Tribunal. Enfin, en 2019, les 9 derniers postes seraient créés.

Logique et improvisation

Or, non seulement la suppression du TFP n’obéit à aucune logique (4), mais le doublement du nombre de juges, très coûteuses, est totalement improvisée comme le montre les changements de pied de Skouris : 12, puis 9, puis 28 juges, le tout en 3 ans… Le président du Tribunal, le Luxembourgeois Marc Jaeger, l’a dit sans ménagement dans une lettre envoyée directement à la présidence italienne, le 9 décembre dernier. Une véritable déclaration de guerre au président de la Cour de justice : «la proposition de doubler le nombre de juges du Tribunal et de supprimer le TFP présente un caractère inapproprié par rapport aux perspectives à moyen terme du contentieux». Pour Jaeger, «il existe des méthodes plus appropriées, plus efficaces et moins onéreuses de renforcer le Tribunal et de parvenir à un meilleur résultat, et même plus rapide pour le justiciable», notamment en augmentant le nombre de référendaires et en renforçant le greffe. Et de conclure en soulignant l’illégitimité des propositions du président Skouris : «dorénavant, toute nouvelle réforme structurelle» devrait être «examinée par les institutions compétentes suite à une consultation formelle de la juridiction directement impliquée».

Plusieurs sources au sein du Tribunal font valoir que l’arriéré judiciaire n’est pas si important que cela : 1372 affaires pendantes, cela ne fait en réalité que 49 affaires par juge et il n’y a aucune affaire lourdement en retard (rien au-delà de 3 ans). En outre, en 2014, grâce aux 9 référendaires supplémentaires alors obtenus, le Tribunal a pu clôturer 800 affaires, un record. Et depuis janvier, il en a clôturé 181 pour 130 affaires introduites. Selon l’une de ces sources, «avec une dizaine de conseillers référendaires supplémentaires, 20 maximum, on devrait pouvoir résoudre le problème de l’arriéré sans nommer 28 juges supplémentaires dont on se demande ce qu’ils vont faire à terme : si avec 28 juges et 93 référendaires, on parvient à clôturer plus de 800 affaires par an, les nouveaux juges se répartiront la centaine d’affaires supplémentaires, sachant qu’on ne peut pas redistribuer des affaires déjà attribuées». Avec 1000 affaires par an ouvertes chaque année devant le Tribunal, chaque juge n’aura à traiter que 18 cas par an. Cool comme métier, non ?

Cela étant, il y a un vrai problème de productivité au sein du Tribunal : si le président Jaeger a bouclé 55 affaires en 2014, son collègue estonien, Lauri Madise, n’en affiche que 9 à son compteur. Même si elle dépend aussi de la complexité des cas, il est clair qu’il y a un problème de gestion des ressources humaines au sein de la Cour dans son ensemble. Comme le reconnaît un juge, «le taux de rotation des juges est en moyenne de 7 ans, ce qui est trop bref». Et de reconnaître que la nomination par le pouvoir politique n’est pas très satisfaisante, car cette procédure n’assure pas la qualité de l’impétrant…

Le dossier est maintenant devant le Parlement européen qui semble très réticent à donner son feu vert à l’usine à gaz imaginée par Skouris avec l’aval des Etats : «la solution retenue est la pire qui soit», a déclaré le rapporteur du Parlement, le portugais Antonio Marinho e Pinto, à l’hebdomadaire luxembourgeois «Jeudi». «C’est une réforme constitutionnelle qui change profondément la structure de la Cour, car elle implique la suppression du TFP non prévue dans le traité et qui aura un impact à long terme sur la justice européenne».

(1) Signalons que la langue employée par ces trois juridictions pour délibérer est le français.

(2)La Cour dispose, avec la Commission, de l’initiative législative pour toutes les affaires qui la concernent, la proposition devant ensuite être adoptée par le Conseil des ministres (à la majorité qualifiée) et le Parlement européen.

(3) Article 257 du traité sur le fonctionnement de l’UE.

(4) Voire pourrait être illégal, le traité prévoyant seulement la création de nouveaux tribunaux, mais pas leur suppression.

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