Depuis 2008, les crises se succèdent à un rythme rapide en Europe : crise financière, crise économique, crise grecque, crise ukrainienne et désormais crise des réfugiés… Et, à chaque fois, des commentateurs, tel Philippulus dans L’Étoile mystérieuse, assènent que l’effondrement du projet européen est imminent. Qu’ils soient à chaque fois démentis par les faits ne les fait pas dévier. La fin des temps est simplement remise à plus tard : l’Europe va mal, on vous le dit, de plus en plus mal.
Un phénomène qui n’est pas vraiment nouveau : depuis 1950, on ne compte plus les fois où l’Europe a été enterrée. Depuis 60 ans, les périodes d’eurosclérose ont succédé à des périodes d’europessimisme, d’euroscepticisme, d’europhobie… Personne n’a le souvenir qu’à un moment donné on ait considéré que le projet européen allait bien. Pourtant, force est de constater que l’Union est toujours là, que non seulement elle parvient, parfois difficilement, à surmonter les crises, mais également à se renforcer à chacune d’elle. Un paradoxe qui n’est qu’apparent : ce n’est, en général, que sous la contrainte que les États acceptent de partager leur souveraineté ou se résignent à la solidarité. Comme l’a écrit Jean Monnet, «l’Europe se fera par les crises. Elle sera la somme des solutions qu’on apportera à ces crises»Le dernier rebondissement de la crise grecque, à la suite de l’élection de Syriza, le 25 janvier dernier, offre une nouvelle illustration de ce paradoxe européen. Au lendemain du long Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement des 12 et 13 juillet, nombreux ont été ceux qui ont dénoncé tout à la fois, un « diktat allemand » (forcément un diktat dès qu’il s’agit d’Allemagne…), l’humiliation d’un pays, l’égoïsme des pays créanciers de la zone euro, bref, une Europe reniant ses valeurs de solidarité, d’humanité et de respect de l’autre.
Maintenant que la poussière de l’émotion est retombée, quelle est la réalité ? Athènes, qui pouvait parfaitement quitter la zone euro, a finalement fait le choix d’y rester. Mais, pour ce faire, elle avait besoin d’une aide financière. Les tergiversations du gouvernement dirigé par Alexis Tsipras ont, en effet, fait à nouveau plonger l’économie et le système bancaire grecs dans les abysses : au lieu de 3 % de croissance attendue en 2015, ce sera une récession comprise entre 2 et 3 % (soit une perte de 5 à 6 % de PIB, une paille…), le déficit s’est creusé, la dette s’est envolée et les banques devront être recapitalisées. Ses partenaires lui ont donc accordé un troisième plan d’aide de 86 milliards d’euros sur 3 ans alors qu’il n’en avait nullement envie.
Comment a-t-on pu accuser l’Europe d’absence de solidarité ? Depuis 2010, la Grèce a reçu plus de 310 milliards d’euros d’aide de ses partenaires. Un traitement sans précédent dans l’histoire, aucun pays au monde n’ayant bénéficié d’une aide aussi massive pour lui éviter la faillite. Rappelons que l’Irlande, le Portugal, l’Espagne (pour ses banques) et Chypre n’ont eu besoin que d’un seul plan d’aide pour se redresser…
Contrairement à une croyance tenace, les Européens ont offert du temps à la Grèce pour remettre son économie sur pied et non de l’argent aux banques. En 2009, ce pays dépensait 36 milliards d’euros de plus (sur 84 milliards) qu’il ne gagnait : les marchés financiers refusant de lui prêter de l’argent, il ne pouvait plus se financer. Une faillite l’aurait contraint à couper immédiatement, à la minute même, 36 milliards de dépenses publiques. Et il aurait dû équilibrer ses comptes publics avant de dépenser le moindre euro. Cela a été la situation de l’Argentine en 2001, ce qui s’est traduit par des licenciements massifs de fonctionnaires, le non-paiement des salaires et retraites, le blocage des comptes bancaires. Au lieu de cela, la Grèce a pu équilibrer en douceur, trop sans doute, son budget. Mais pour que cela marche, elle aurait dû mener des réformes structurelles afin de remettre son État et son économie, à la fois fermée et largement publique, debout afin que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Et c’est là que les Européens ont péché par naïveté, l’État grec n’étant pas fonctionnel : bureaucratie, clientélisme, corruption, autant de maux qui ont empêché la mise en œuvre des réformes. Cinq ans après le début de la crise, les oligarques n’ont pas été inquiétés, la fraude fiscale reste massive, les structures de l’État sont toujours aussi défaillantes (pas de cadastre, par exemple). En clair, si les Grecs ont bien vu les coupes budgétaires, ils n’ont pas vu l’aspect bénéfique des réformes recommandées par les Européens. Un seul exemple : alors que l’ouverture à la concurrence des professions protégées a été votée en 2010, rien ne s’est passé sur le terrain. Ce refus de l’État et de ses clientèles de changer une formule qui perd a pour conséquence, une absence de baisse des prix (elle n’a commencé qu’en 2014) et un chômage de masse, ce qui revient à faire payer trois fois aux Grecs l’ajustement budgétaire.
C’est pour cette raison que le troisième plan d’aide a été assorti d’une quasi mise sous tutelle du pays (les projets de loi seront examinés en amont par la zone euro) afin que l’État grec ne se dérobe plus à ses devoirs. Y voir une volonté d’humiliation ou un diktat allemand est tout simplement inexact, tous les États de la zone euro souhaitant en terminer avec cette crise et avec un État qui est responsable de la crise, mais qui préfère en accuser les Européens. La zone euro ne s’est pas arrêtée en si bon chemin : la dette grecque sera une nouvelle fois restructurée, ce qui se traduira sans doute par une baisse des taux d’intérêt et à un allongement des maturités. Une nouvelle fois, car là aussi on oublie qu’elle l’a déjà été deux fois en 2012 : au printemps, les investisseurs ont dû abandonner 115 milliards d’euros et, à l’automne, les États de la zone euro ont allongé la durée de leurs prêts jusqu’à 32 ans, accordé un moratoire sur le paiement des intérêts jusqu’en 2023 et diminué les taux d’intérêt (2 % en moyenne), trois mécanismes qui reviennent à un allégement conséquent de la dette.
La solidarité a donc joué à plein. Les débats devant les parlements nationaux des États créanciers ont montré qu’elle n’allait pas de soi et les gouvernements ont souvent dû batailler pour qu’ils acceptent cette nouvelle rallonge. Mais le résultat est là : l’euro a tenu, la Grèce en est toujours, des transferts financiers massifs sont organisés entre les pays de la zone. Mieux : depuis 2010, la zone euro s’est considérablement renforcée, de la création du Mécanisme européen de solidarité (MES) à l’Union bancaire en passant par une Banque centrale européenne qui a fait exploser les limites de son mandat en se comportant désormais comme la Réserve fédérale américaine ou encore par le renforcement de la gouvernance budgétaire. Et cela ne va pas s’arrêter là : l’idée d’un Trésor européen (dont le MES est l’embryon) est dans l’air, tout comme celle d’une démocratisation du fonctionnement de la zone euro.
Approfondissement et solidarité : à chaque crise, l’Europe a toujours apporté la même réponse, contrairement à ce que prétendent les esprits chagrins, rejetant à chaque fois le repli dans le réduit national. L’afflux massif de réfugiés à laquelle est confrontée l’Union depuis le début de l’année a reçu la même réponse : alors qu’en juin, les gouvernements ont massivement rejeté la proposition de la Commission d’une répartition obligatoire du traitement des demandes d’asile entre les États, seuls quatre pays d’Europe de l’Est s’y sont opposé le 22 septembre, lors d’un vote historique à la majorité qualifiée: La Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie et la Roumanie. Chacun est bien conscient qu’un pays seul n’a pas les moyens de faire face à la plus grave crise humanitaire depuis 1945 : le rétablissement des frontières intérieures ne résoudra rien. On peut faire ici le pari qu’à terme la répartition des charges entre pays européens, c’est-à-dire la solidarité, le contrôle commun des frontières extérieures ou encore la création d’un droit d’asile unifié, seul moyen d’éviter des interprétations différentes de la convention de Genève, seront vus comme des évidences. Les réfugiés vont aussi obliger l’Union à apporter une réponse de politique étrangère commune, comme l’a fait la crise ukrainienne : au-delà du devoir d’accueil, ce sont les pays d’origine qu’il va falloir stabiliser.
Insister sur les succès de la construction communautaire ne signifie pas qu’il n’y a pas d’échecs ou qu’elle soit un chemin pavé de roses : les hésitations dictées par les intérêts nationaux et le refus de voir la réalité avant qu’il ne soit trop tard se payent cher, comme on l’a vu pour la Grèce (qui n’aurait jamais dû adhérer à l’euro) ou comme on le voit pour les réfugiés (la guerre en Syrie ou en Irak n’est quand même pas une surprise…). Souvent les solutions trouvées sont insatisfaisantes, car il faut faire la synthèse entre des intérêts contradictoires. Mais, au fond, n’est-ce pas exactement la même chose que dans les États qui composent l’Union où les paris politiques se déchirent à belles dents au mépris de l’intérêt commun ?
N.B. article (mis à jour) paru dans L’Hémicycle du mois de septembre