La Commission européenne déclare la guerre à Google

Mardi, le site d’information américain Politico va lancer, à Bruxelles, sa première filiale à l’étranger. Tout un symbole : «si les États-Unis font de l’innovation, c’est l’Union européenne qui dicte les règles du jeu», nous explique Matthew Kaminski, le patron du site européen (politico.eu).

L’actualité vient démontrer la pertinence de cette analyse : en décidant, hier, de s’attaquer au géant californien Google, la Commission, qui veille au respect des règles de concurrence dans l’Union, s’aventure sur un terrain que les autorités américaines chargées de la concurrence ont désormais déserté : comme l’a révélé le Wall Street Journal, le mois dernier, la Federal Trade Commission (FTC) a établi, en 2013, que le moteur de recherche se livrait à des pratiques anticoncurrentielles. Mais elle a préféré classer l’affaire sans suite…

Ce n’est pas la première fois que les champions américains sont confrontés à une Union devenue beaucoup plus sourcilleuse en matière de concurrence que Washington. Microsoft, l’un des GAFAM américains (Google, Amazon, Facebook, Appel, Microsoft) qui domine le monde numérique, en a fait l’expérience : l’entreprise a été confrontée à une série d’enquêtes de la Commission pour pratiques anticoncurrentielles, entre 2003 et 2013, ce qui lui a coûté une série d’amendes d’un montant total de plus de 2 milliards d’euros. Dans un domaine proche, Intel, le fabricant américain de processeurs, a aussi connu les foudres de l’Union en 2009 avec une amende de plus d’un milliard d’euros pour abus de position dominante. Mais tous les secteurs de l’activité économique sont concernés : en 2001, la Commission a ainsi mis son veto à la fusion de deux entreprises américaines, pourtant approuvée par les autorités locales, General Electric et Honeywell (moteurs d’avions d’affaires et avionique). En 1997, Boeing a dû passer sous ses fourches caudines pour obtenir in extremis un feu vert à sa fusion avec McDonnell-Douglass. Deux cas emblématiques, puisqu’il s’agissait de préserver l’avenir d’Airbus. On pourrait multiplier les exemples de la puissance, souvent méconnue, de l’Union dans le domaine de la concurrence, une puissance que les entreprises du monde entier, et pas seulement américaines, ont appris à redouter.

Des règles de concurrence d’origine américaines

Ironie de l’histoire : les règles de concurrence européennes qui figurent dans le traité créant la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) de 1951 et qui ont été reprises telles que dans le traité de Rome de 1957 ont été écrites par un jeune professeur de droit de Harvard, Robert Bowie, l’un des meilleurs spécialistes de l’époque. En effet, le contrôle du marché est né outre-Atlantique dès le XIXe siècle, et non en Europe : les Américains ont toujours considéré, contrairement au vieux continent, que le marché n’avait pas toujours raison et qu’il fallait le réguler afin de lutter contre les monopoles ou les oligopoles et les ententes qui étaient quasiment la règle en Europe avant la Seconde Guerre mondiale. Plus prosaïquement, il s’agissait de briser définitivement les Konzerns de la Ruhr, ces cartels qui avaient fait la puissance militaire de l’Allemagne d’avant-guerre.

Faute de tradition juridique européenne dans le domaine de la concurrence «libre et non faussée», il a fallu faire appel aux juristes américains. Les articles des traités européens sur le sujet qui donnent du fil à retordre aux géants américains ont «été rédigés par Bowie avec un soin méticuleux. C’était une innovation fondamentale en Europe, et l’importante législation antitrust qui règne sur le marché commun trouve son origine dans ces quelques lignes pour lesquelles je ne regrette pas de m’être battu quatre mois durant», raconte ainsi Jean Monnet, l’un des pères de l’Europe, dans ses Mémoires. Des règles de décartellisation que l’Allemagne n’a acceptée que parce que le chancelier Konrad Adenauer a mis tout son poids dans la balance.

La Commission défend l’économie européenne

Il est amusant d’entendre aujourd’hui Barack Obama, le président américain, prendre la défense de Google, dont il est très proche, comme il l’a fait à la mi-février, en estimant que les règles européennes de concurrence sont «parfois» «davantage dictées par des intérêts commerciaux», puisque «les fournisseurs de services (européens) qui, comme vous le savez, ne peuvent pas lutter contre les nôtres, essaient seulement d’empêcher nos entreprises d’opérer là-bas.» : «nous avons possédé Internet. Nos entreprises l’ont créé, l’ont étendu, l’ont perfectionné, de telle manière qu’ils [les Européens]ne peuvent pas lutter». Autrement dit, la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles serait un moyen de priver les entreprises américaines des fruits de leur succès… Une analyse pour le moins curieuse pour le président d’un pays qui n’a pas hésité à démanteler l’opérateur téléphonique ATT en 1984.

En réalité, comme l’a expliqué hier la commissaire européenne à la concurrence, la libérale danoise Margrethe Vestager, «l’objectif de la Commission est d’appliquer les règles européennes (…) de manière à ce que les entreprises opérant en Europe ne privent pas artificiellement les consommateurs européens d’un choix aussi large que possible ou n’entravent pas l’innovation». Car aujourd’hui, on en est là. Le Parlement européen, aussi inquiet que la plupart des États membres, l’Allemagne et la France au premier chef, devant la puissance incontrôlée des géants américains du numérique, souhaite même, dans une résolution votée en décembre, que la Commission ordonne un démantèlement de Google. On n’en est pas là, mais cela donne la mesure de la bataille de Titan que Bruxelles vient d’engager. Chacun a conscience que les menaces ne sont pas seulement économiques, le numérique étant désormais l’un des principaux moteurs de la croissance occidentale, mais concerne aussi les libertés individuelles, comme l’a révélé l’affaire Snowden. Autrement dit, en imposant ses règles du jeu aux GAFAM, l’Union préservera son avenir économique et protégera son État de droit.

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