Le lendemain, les tours du World Trade Center s’effondrent et rien n’est plus comme avant. Jim, le meilleur ami de Russel, est porté disparu. Luke, retardé par une querelle avec sa fille, ne peut rejoindre son ami Guillermo qui l’attend pour le petit déjeuner au sommet d’une des deux tours, et manque d’être enfoui sous les débris lors de la chute de la première. Il participe alors aux travaux de secours, jusqu’au lendemain matin, puis rentre chez lui, à pied, comme un zombi, et rencontre Corrine dans la rue, qui lui offre à boire de l’eau. Quelques jours plus tard, Luke retrouve Corrine dans une cantine installée près de Ground Zero, où elle intervient comme bénévole, préparant des repas pour les équipes de déblaiement. Une amitié naît entre eux, puis se transforme en relation amoureuse, offrant à tous deux de nouvelles perspectives alors que leur vie conjugale s’effrite.
Sujet à priori banal : En pleine crise de la quarantaine, pas heureux en ménage, confrontés à des soucis familiaux, un homme et une femme se rencontrent, se découvrent, s’aiment et sont prêts à tout quitter. Ce qui l’est moins, c’est que leur rencontre a lieu le 12 septembre 2001, à New York, dans la rue, lorsque Corrine voit s’avancer vers elle une figure quasi fantomatique.
Extrait page 93 :
Chancelant le long de West Broadway, couvert, des pieds à la tête, de cendres brun grisâtre, il ressemblait à une statue commémorant une victoire ancienne, ou, plus encore, quelque noble défaite – un général confédéré, peut-être. Ce fut la première impression qu’elle eut de lui. La deuxième étant qu’il avait au moins un jour de retard. La veille au matin, et jusqu’à tard dans l’après-midi, ils avaient été des milliers à effectuer ce même trajet le long de West Broadway, fuyant le panache incliné de la fumée, couverts de la même cendre grise, se traînant sous son voile tandis que le ciel céruléen faisait pleuvoir du papier sur leurs têtes – une version messe noire des serpentins de défilés sur Lower Broadway. C’était comme si cette silhouette solitaire venait rejouer la retraite d’une bataille déjà célèbre. Il s’arrêta pour prendre appui sur une Mercedes, enveloppée de la même poussière, un masque à gaz jaune pendant à son cou comme un talisman, les rides de son visage accentuées par la poudre grise. Elle pensa que malgré son apparence désordonnée, il lui semblait très familier, bien qu’elle ne pût dire pourquoi. Ses genoux apparaissaient derrière les lambeaux de ce qui, jusqu’à récemment, avait été un pantalon de costume. Le casque de chantier avait quelque chose d’une anomalie, et d’ailleurs, lorsqu’il pencha la tête en arrière, ce couvre-chef incongru tomba sur le trottoir, dévoilant une masse de cheveux noirs emmêlés, parsemés de ce talc de cendre qui s’insinuait partout.
Comme des millions d’américains, la tragédie du 11 septembre les plonge dans le désarroi, bouscule leurs repères. Corrine et Luke y trouvent l’occasion de se rendre utiles, de participer à l’élan de solidarité qui se développe au côté des sauveteurs qui travaillent nuit et jour sur Ground Zero.
C’est aussi le moment de s’interroger sur leurs propres valeurs, de réfléchir au sens de leur vie, de se concentrer sur ce qui compte réellement. Ainsi, Luke retrouve sa place à la fois auprès de sa fille, une adolescente en pleine dérive, et aussi auprès de sa mère, lors d’un séjour dans la maison de son enfance, dans le Tennessee. Corrine, qui doit la naissance de ses enfants au don d’ovules de sa sœur, s’est toujours sentie fragilisée dans son rôle de mère. Au cours des évènements qui bouleversent sa vie, de près ou de loin, elle découvre une nouvelle femme en elle et prend conscience de ce qui la lie à ses enfants et de sa responsabilité vis à vis d’eux. Quant à leurs conjoints, Russel et Sasha, même s’ils n’ont pas le beau rôle dans l’histoire, l’auteur ne les accable pas, car ils sont aussi les victimes d’un certain mode de vie, basé sur des excès et une fuite en avant, que l’attentat du 11 septembre a brutalement stoppé, même si ce n’est que temporairement.
C’est un livre que j’ai beaucoup aimé, qui est fort et émouvant, ce qui assez inhabituel chez Jay McInerney. La journée du 11 septembre n’est évoquée que par bribes, à travers ce qu’ont vécu Luke et Russel.
Extrait page 374 :
– On s’est rencontrée à la cantine. Non, en réalité, je l’ai rencontrée avant ça, le 12 septembre. Je sortais des ruines fumantes et elle était là. Je ne peux pas te dire ce qu’était cette journée. C’était comme la fin du monde. Tu ne me croirais pas si je te racontais certaines choses que j’ai vues là-bas. Il y avait une femme sans visage, complètement brulée. Et tout à coup, ce visage nouveau. C’était comme se retrouver nez à nez avec le Vénus de Botticelli aux Offices, comme la réinvention du monde. J’ai même pensé, dans mon délire, que c’était peut-être un ange. Ça parait idiot, je sais, le coup de foudre, mais tout, depuis, a confirmé ce premier éclair d’intuition, et m’a fait penser que je n’avais jamais été amoureux avant ça. Et je ne vois pas comment je peux continuer à vivre comme je l’ai fait jusqu’à présent.
Sur ce livre, d’autres avis chez Babelio et un article paru dans Le Monde en mars 2007.
La belle vie – Jay McInerney Éditions de l’Olivier (2007) Traduit par Agnès Desarthe.