Juncker : la parlementarisation des institutions européennes

C’est une étape décisive dans la démocratisation de l’Europe : le candidat déclaré du parti le plus important du Parlement Européen sera le prochain Président de la Commission Européenne. Une fois encore, ce sont bien les personnes qui créent les fonctions et pas les fonctions qui créent les personnes : au grand dam des antieuropéens, la démocratie européenne continue à se construire et à progresser.Après quelques hésitations au sein des chancelleries européennes, c’est donc un acquis définitif : l’ancien Premier Ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, qui aura 60 ans le 9 décembre prochain, a été officiellement désigné candidat à la Présidence de la Commission Européenne par un vote formel au cours du Sommet de Bruxelles du 27 juin 2014, réunissant les chefs d’État et de gouvernement de l’Union Européenne, un jour avant le centenaire de l’attentat à Sarajevo. La veille, le 26 juin 2014, le Conseil Européen s’était justement réuni à la Porte Ménin, à Ypres, pour la cérémonie du centenaire de la Premier Guerre mondiale. Il y a cent ans, cinquante mille soldats du Commonwealth y étaient tombés.

En juillet 2013, Jean-Claude Juncker définissait sa conception européenne ainsi : « Pour moi, l’Europe est un mélange d’actions concrètes à mener et de convictions fortes, voire presque ferventes. (…) Mais les convictions fortes n’apportent rien quand on ne fait pas preuve de pragmatisme. ».

Le Parlement Européen qui se réunit en séance inaugurale pour la 8e législature ce mardi 1er juillet 2014 devrait ratifier ce choix avant qu’il n’entre en fonction le 1er novembre 2014. La nomination de l’ensemble des nouveaux commissaires européens (désignés en principe lors d’un nouveau sommet le 17 juillet 2014) sera, elle aussi, ratifiée par les députés européens. Par ailleurs, Martin Schulz devrait rassembler une majorité pour rester Président du Parlement Européen jusqu’en janvier 2016 puis laisser son siège à l’ancien ministre français Alain Lamassoure.

La plupart des commentateurs ont qualifié la désignation de Jean-Claude Juncker de véritable camouflet pour le Premier Ministre britannique David Cameron qui avait redoublé d’efforts pour éviter une telle issue. Il n’avait pas réussi à convaincre ses partenaires de proposer une autre personnalité. Son opposition était cohérente puisqu’il refuse à l’Europe la démocratie parlementaire, ou plus exactement, des institutions légitimes.

Cette désignation est en fait une victoire exceptionnellement rapide de l’initiative de l’Allemand social-démocrate Martin Schulz, de donner aux institutions européennes une réalité de régime parlementaire. Sa démarche n’avait, au départ, pas reçu beaucoup d’échos optimistes mais avec sa fougue et son énergie, il a réussi à déplacer des lignes.

Il s’était basé sur un constat cruellement vrai : les institutions européennes manquent de démocratie. Tout le monde le reconnaît et l’argument des antieuropéens sur cet aspect est relativement incohérent puisque pour renforcer la démocratie européenne, il faut forcément renforcer la supranationalité des organes institutionnels (or, les mêmes y sont farouchement opposés).

Martin Schulz pouvait aussi faire appliquer le Traité de Lisbonne en vigueur pour la première fois à l’occasion de ces élections européennes du 25 mai 2014. Le traité a en effet donné aux députés européens un pouvoir non négligeable : celui de pouvoir refuser la désignation d’un Président de la Commission Européenne par le Conseil Européen. Or, le seul moyen de prendre le pouvoir, c’est d’utiliser au mieux les textes en l’état.

Le premier tour de force, comme je l’ai déjà expliqué dans d’autres articles, ce fut de rendre incontournable la désignation, par les principaux partis européens, d’un candidat à la tête de la Commission Européenne : PPE (centre droit), PSE (socialistes et démocrates européens, ou S&D), ADLE (centristes), gauche radicale et écologistes. En pratique, l’enjeu se trouvait essentiellement au sein du PPE et du PSE, les deux principaux groupes parlementaires, avec éventuellement, une solution de rassemblement de la part de l’ADLE. Au début de l’année 2014, les sondages indiquaient d’ailleurs une légère avance des sociaux-démocrates par rapport au PPE. Soutenu par Angela Merkel, Jean-Claude Juncker fut désigné candidat du PPE face au commissaire européen sortant français Michel Barnier.

La conséquence a été mécanique : pour la première fois depuis 1979, depuis que l’élection des députés européens est au suffrage universel direct (à l’initiative de Valéry Giscard d’Estaing), l’enjeu de ces élections est passé d’un cadre purement national à un cadre européen (supranational, hou, le vilain mot !).

Concrètement, vu le scandaleux désintérêt des médias français pour les élections européennes, il n’y a eu en France véritablement campagne médiatique que la dernière semaine avec un réel débat européen. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que les électeurs n’aient pas voté selon des considérations purement nationales (le chômage en particulier).

Si les partis antieuropéens ont gagné beaucoup de sièges au sein du Parlement Européen (en particulier en Grande-Bretagne et en France), ils ne représentent qu’à peine un cinquième des sièges. Il n’y a pas eu de véritable gagnant sinon en nombre de sièges puisque le PPE a devancé (de peu) le PSE pour atteindre la majorité relative, mais les deux grands groupes ont perdu des sièges par rapport à 2009.

Dans une démocratie parlementaire classique (France comprise, par exemple, en mars 1986 ou en juin 1997), c’est le candidat désigné du parti le plus important qui est chargé de former l’organe exécutif. Pour l’Union Européenne, c’est un peu plus compliqué que cela puisque ceux qui ont l’initiative des directives (appellation des lois européennes) sont les chefs d’État et de gouvernement au sein du Conseil Européen qui délèguent à la Commission Européenne l’aspect opérationnel des tâches avant leur ratification par le Parlement Européen.

Mais le précédent de Jacques Delors montre que la personne qui occupe le poste de Président de la Commission Européenne peut avoir, si elle le veut (!), une capacité d’initiative et d’impulsion non négligeable. Le Président sortant, José Manuel Barroso a été l’exemple contraire justement, promettant de ne rien faire, de ne prendre aucune initiative, pour être accommodant avec les chefs d’État et de gouvernement ! Son absence pendant la crise de 2008, son absence pendant la crise des dettes souveraines, ses déclarations complètement contreproductives notamment en France (lors du référendum du 29 mai 2005), et sa tendance très libérale ont fait de la Commission Européenne une sorte de radeau à la dérive qui a renforcé l’euroscepticisme. On peut au moins savoir que Jean-Claude Juncker est nettement moins libéral que José Manuel Barroso et qu’il aura plus de capacité d’initiative.

On pourra donc toujours critiquer la personnalité ou les options politiques de Jean-Claude Juncker. Daniel Cohn-Bendit (qu’on pourra toujours, lui aussi, critiquer) avait remarqué en juillet 2013 : « Juncker, c’est le chrétien-démocrate le plus socialiste qui existe ! » notamment parce qu’il souhaite accorder plus de place à la dimension sociale de l’Union Européenne (une vieille revendication du PSE). D’ailleurs, à la tête du gouvernement luxembourgeois du 20 janvier 1995 au 4 décembre 2013, il a dirigé presque tout le temps une coalition avec les socialistes.

Si Jean-Claude Juncker recevra probablement, lors du vote de ratification de sa nomination, non seulement les voix des députés européens PPE (son parti) mais aussi celles (en partie) du PSE et de l’ADLE, c’est surtout pour cette innovation majeure (aussi décisive que l’institution des élections européennes en 1979) de la parlementarisation de l’Union Européenne.

Or, depuis ce 27 juin 2014, le plus dur est fait : le Conseil Européen aurait très bien pu, effectivement, désigner une autre personnalité, qui n’avait pas été candidate devant les électeurs européens, devant les peuples européens, et les antieuropéens auraient eu bon dos (avec raison) de fustiger l’absence de démocratie.

Cela s’est même fait en deux temps. Avant Bruxelles, il y a eu Paris.

Le samedi 21 juin 2014, le Président François Hollande a réuni à l’Élysée un certain nombre des responsables européens socialistes, en particulier le Président du Conseil italien Matteo Renzi (le véritable leader de la gauche européenne, le seul qui a gagné les élections et celui qui préside l’Union Européenne du 1er juillet au 31 décembre 2014), le Vice-Chancelier allemand Sigmar Gabriel (rappelons que le gouvernement allemand est composé de CDU et de SPD), le Premier Ministre belge (sortant) Elio Di Rupo, le Premier Ministre français Manuel Valls, le Président du Parlement Européen sortant Martin Schulz, etc. et ceux-ci ont annoncé leur soutien à la désignation de Jean-Claude Juncker par simple respect de la démocratie, puisque le PPE est le parti arrivé en tête : « Nous respectons l’esprit qui a présidé aux élections européennes, c’est-à-dire que le parti qui arrive en tête puisse proposer le candidat qui a été présenté, en l’occurrence aujourd’hui monsieur Juncker. »(François Hollande).

Rappelons que c’est exactement le même raisonnement qui a abouti à la nomination à Matignon de Jacques Chirac (en 1986) et d’Édouard Balladur (en 1993) par François Mitterrand et de Lionel Jospin (en 1997) par Jacques Chirac sans qu’il n’y ait eu de « compromission » ni de « collusion » entre RPR et PS.

Pour la Commission Européenne, la cohésion politique restera cependant fragile puisque c’est chaque État qui désignera « son » commissaire européen, sans qu’il n’y ait de véritable contrainte sur sa tendance politique (on notera que l’ancien ministre Pierre Moscovici, socialiste, serait le candidat pour le siège français).

D’autres postes importants seront à pourvoir dans les semaines prochaines pour la fin de l’année. En particulier, le très important poste de Président du Conseil Européen actuellement détenu par le Belge Herman Van Rompuy. Depuis cinq ans, les partis centristes européens proposent de fusionner ce poste avec celui de Président de la Commission Européenne pour créer une véritable Présidence de l’Europe désignée démocratiquement (directement ou indirectement) et représentant réellement les 500 millions d’Européens. Pour cette fonction, les rumeurs jamais confirmées ont parlé entre autres de l’ancien Premier Ministre français Jean-Marc Ayrault (64 ans), de l’ancien Président du Conseil italien Enrico Letta (47 ans) ou de Helle Thorning-Schmidt (47 ans), la Premier Ministre danoise depuis le 3 octobre 2011 (présente à l’Élysée le 21 juin 2014).

Remarquons d’ailleurs qu’en 2009, Jean-Claude Juncker avait lui-même convoité cette Présidence du Conseil Européen fort de son expérience de Président de l’Eurogroupe (du 1er janvier 2005 au 21 janvier 2013) mais Nicolas Sarkozy et Angela Merkel l’auraient rapidement écarté. Homme de rassemblement, il l’est désormais, notamment en scellant un accord entre la France et l’Allemagne, lui qui n’a pas hésité à reconnaître, avec sa célèbre autodérision : « Quand je veux parler en français, je pense en allemand ; quand je veux parler allemand, je pense en français ; et au final, je suis incompréhensible dans toutes les langues ! ».

Le 29 juin 2014, Marine Le Pen s’était gaussé de la désignation de Jean-Claude Juncker en pointant du doigt une supposée collusion PPE-PSE. Elle aurait dû aller plus loin et parler de collusion des vingt-huit (ou plutôt vingt-six si l’on enlève la Grande-Bretagne et la Hongrie) États européens qui ont désigné Jean-Claude Juncker : apparemment, Marine Le Pen ne connaît pas très bien le principe du gouvernement qui nécessite de la concertation et des discussions à plusieurs. C’est vrai que les institutions françaises, surtout avec le quinquennat, ne se prête pas vraiment à ce jeu démocratique. Néanmoins, c’est la définition d’un rassemblement que de s’entendre …à plusieurs !

Ce 27 juin 2014 est donc un jour heureux pour la construction européenne : pour la première fois depuis cinquante-sept ans, les pays librement réunis au sein d’un ensemble de 500 millions d’habitants, première puissance économique du monde, se sont dotés d’un chef de l’exécutif démocratiquement élu, directement issu de l’ensemble des peuples européens. Il restera à Jean-Claude Juncker d’être à la hauteur de cette ambition historique : redonner de l’espoir à une Europe fragile et précaire prête à rejouer un très mauvais film…

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