Helmut Schmidt, l’Allemand-Européen

« Il était une institution politique de la République fédérale allemande. Il était aussi un exemple pour moi, l’un de ceux dont le conseil et le jugement m’importent. » (Angela Merkel, le 10 novembre 2015).

C’est sans doute la station de radio France Musique qui lui a rendu le plus bel hommage en France, en rediffusant ce mardi 10 novembre 2015 l’enregistrement de la Deutsche Grammophon du Concerto en la mineur BWV 1065 pour quatre pianos et cordes de Jean-Sébastien Bach interprété en 1990 par l’Orchestre Philharmonique de Hambourg avec quatre solistes, Christoph Eschenbach (qui dirigeait aussi), Justus Frantz, Gerhard Oppitz… et Helmut Schmidt, né à Hambourg. Helmut Schmidt avait aussi enregistré en 1982, toujours sous la direction de Chrisoph Eschenbach et avec Justus Frantz, le Concerto pour trois pianos, KV 242 de Mozart avec l’Orchestre Philharmonique de Londres.

Eh oui, Helmut Schmidt fut aussi un pianiste de grand talent. J’écris « aussi » puisqu’il n’est pas connu pour ce violon d’Ingres (ou plutôt, ce piano d’Ingres) mais pour sa brillante carrière politique en Allemagne fédérale. Pour un Allemand, il y a un petit côté symbolique d’être né juste après la fin de la Première Guerre mondiale, le 23 décembre 1918 et de mourir un 10 novembre, coincé entre le 26eanniversaire de la chute du mur de Berlin et le 97e anniversaire de la fin de la guerre. Malgré sa santé fragile (il a eu un pacemaker à partir d’octobre 1981), malgré ses habitudes de gros fumeur (on le voit encore en 2015 sur des plateaux de télévision en empestant tout le studio !), Helmut Schmidt allait bientôt avoir 97 ans et s’est éteint de complications à la suite d’une opération chirurgicale à la jambe en septembre.

L’Allemagne rassemblée a fait l’éloge de « son » Chancelier. La Chancelière allemande Angela Merkel a rendu à son prédécesseur en soulignant son « humilité personnelle », son « sens du devoir » et son « autorité naturelle ».

Si l’ensemble des dirigeants européens ont salué la stature morale et politique d’homme d’État d’Helmut Schmidt, et en particulier les dirigeants français, c’est parce qu’il avait contribué activement à la construction européenne.

Le Président François Hollande a réagi ainsi : « C’est un grand Européen qui vient de s’éteindre. » tandis que le .Premier Ministre Manuel Valls a souligné : « C’était la ferveur social-démocrate, l’amitié franco-allemande, l’amour de l’Europe. Soyons fidèles à sa mémoire. » et il a exprimé devant les députés son émotion pour celui qui a contribué « aux liens entre la France et l’Allemagne et qui éclairait toujours, par son verbe et sa personnalité, la réflexion sur le rôle et la place de l’Allemagne en Europe et sa relation privilégiée avec la France ».

Son prédécesseur à Matignon, Jean-Marc Ayrault, ancien professeur d’allemand, a déclaré : « C’était une grande personnalité qui s’imposait. Helmut Schmidt peu à peu est devenu une très grande figure de la politique allemande et européenne. » et de décrire la réaction des députés français à l’annonce de sa mort, en début d’après-midi : « Spontanément, tous se sont levés pour exprimer leur émotion et leur attachement à ce grand Européen. Il s’intéressait à l’essentiel. ».

Mais le plus sensible parmi les Français à cette disparition a dû être Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République française du 27 mai 1974 au 21 mai 1981, arrivé au pouvoir quelques jours après Helmut Schmidt. À eux deux, malgré leur bord politique opposé, ils ont su regénérer l’amitié franco-allemande initiée par le Général De Gaulle et Konrad Adenauer le 8 juillet 1962 à Reims. Helmut Schmidt avait même préfacé le dernier essai de Valéry Giscard d’Estaing, « Europa, la dernière chance de l’Europe » (publié le 2 octobre 2014) où l’ancien Président présentait quelques propositions pour relancer la construction européenne.

L’amitié qui liait Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt allait bien au-delà des fonctions et de l’admiration réciproque. Plus de trente ans plus tard, elle a conservé toute sa fraîcheur, voire toute sa candeur quand VGE a relaté par exemple qu’il était hébergé chez Helmut Schmidt dans son petit pavillon dans un lotissement de Hambourg, dans une chambre « un peu spartiate » et Helmut Schmidt de lui raconter, la cigarette dans la bouche, le sourire aux lèvres, que cette chambre était maintenant occupée …par la dame polonaise qui l’aidait à mettre ses chaussettes !

Et ce « tandem » a été à l’origine d’un grand pas pour la construction européenne. Car ce « couple » a initié trois innovations majeures dans ce qu’on appelait encore la Communauté Économique Européenne (CEE) : l’institution des Conseils européens en décembre 1974, l’élection au suffrage universel direct des députés européens en juin 1979 (auparavant, ils n’étaient que délégués par les parlements nationaux sans légitimité populaire) et la création du Système monétaire européen (SME) en 1978, qui allait aboutir à la monnaie unique européenne, l’euro (approuvé en France par le référendum du 20 septembre 1992).

L’idée de formaliser le Conseil européen n’était pas forcément évidente pour les partisans de la construction européenne puisque cela mettait les États en première ligne. Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing, sur le principe de réalité, avaient très vite compris qu’aucune avancée notable ne pourrait se faire sur l’Europe sans qu’elle soit initiée par les peuples et les États eux-mêmes.

De fait, ce fut une intuition d’une très grande clairvoyance puisque cela a permis la négociation de nouveaux traités européens qui ont fait évoluer la Communauté Européenne (à l’époque des Neuf) vers cette Union Européenne des Vingt-huit dont on blâme aujourd’hui sans cesse les directives bruxelloises en oubliant de dire que ces directives sont décidées lors des Conseils européens au niveau des États, et que ce sont les seuls gouvernements (légitimes) des pays européens qui en sont les responsables (et pas une supposée technocratie totalitaire que certains ont la mauvaise foi de comparer à l’Union Soviétique).

C’est aussi le tandem Valéry Giscard d’Estaing/Helmut Schmidt qui initia les sommets du G7 pour harmoniser les politiques financières des pays les plus industrialisés en cas de crise (après le premier choc pétrolier). En clair, c’est grâce à ce nouveau rendez-vous diplomatique que l’Allemagne fédérale est sortie de son isolement et est devenue un partenaire reconnu dans la communauté internationale. C’est la raison pour laquelle une mésentente de fond séparait Helmut Schmidt et le Président américain Jimmy Carter qui trouvait son homologue allemand trop arrogant et qui avait compris que l’Allemagne avait pris son indépendance diplomatique. De son côté, Helmut Schmidt estimait que Jimmy Carter était un idéaliste, certes sympathique, qui savait faire de beaux discours, mais peu porté sur l’action, ce qui le faisait comparer en 2013 à Barack Obama.

Après avoir voulu être architecte, Helmut Schmidt, traumatisé par l’état de son pays après la guerre (il a participé à la guerre comme lieutenant), décida de faire de la politique et étudia l’économie. En 2013, Helmut Schmidt avouait avec la larme à l’œil, exprimant encore un sentiment de culpabilité, que ce n’était qu’en 1944 qu’il avait compris que les nazis étaient des criminels. Jusqu’à cette date, où il avait été chargé d’être auditeur dans un procès public avec un juge particulièrement cruel, il les considérait juste comme des illuminés, comme des fous, mais pas comme des criminels.

Au look jeune d’un Kennedy, Helmut Schmidt s’est investi au sein des sociaux-démocrates du SPD. Parallèlement à des responsabilités à Hambourg (qui l’amenèrent à devenir l’équivalent de « ministre de l’intérieur » de Hambourg de 1961 à 1965 et à ce titre, à être chargé de la sécurité lors de la venue de De Gaulle et Adenauer dans sa ville le 7 septembre 1962), il fut élu député au Bundestag le 6 septembre 1953 et constamment réélu jusqu’en 1987, se hissa à la direction du SPD en 1957 et fut délégué au Parlement Européen de février 1958 à novembre 1961.

Il accéda à la présidence stratégique du groupe SPD au Bundestag en mars 1967 (dans les faits depuis octobre 1966, en raison de la maladie de son prédécesseur Fritz Erler) alors que le SPD venait juste de revenir au pouvoir pour la première fois depuis 1933, dans le cadre d’une grande coalition avec la CDU (la même coalition que celle de maintenant). Ce poste est d’une très grande responsabilité puisque c’est généralement un tremplin pour diriger le parti lui-même et atteindre le pouvoir. Helmut Schmidt fut vice-président du SPD de 1968 à 1984 mais n’en a toutefois jamais été le président.

C’est en raison du succès de ses actions politiques à Hambourg qu’Helmut Schmidt fut poussé à occuper des fonctions éminentes à l’échelon fédéral. Élu à la suite des élections législatives du 28 septembre 1969 (SPD et FDP totalisèrent 254 sièges sur 496), le premier Chancelier social-démocrate d’après-guerre, Willy Brandt, l’entraîna dans son gouvernement à des responsabilités stratégiques : Helmut Schmidt fut nommé Ministre de la Défense du 22 octobre 1969 au 7 juillet 1972 (il réduisit la durée du service militaire de dix-huit à quinze mois), puis Ministre de l’Économie et des Finances du 7 juillet 1972 au 15 décembre 1972 et enfin, à la suite des élections législatives du 19 novembre 1972 (271 sièges sur 496), seulement Ministre des Finances du 7 juillet 1972 au 15 mai 1974.

Sommé de démissionner à cause d’un scandale dans son entourage (dans un climat de Watergate aux États-Unis), Willy Brandt laissa le pouvoir à Helmut Schmidt comme Chancelier de l’Allemagne fédérale, du 16 mai 1974 au 1er octobre 1982. Helmut Schmidt gagna deux élections législatives, celles de 3 octobre 1976 (253 sièges sur 496) et du 5 octobre 1980 (271 sièges sur 497). En fonction pendant plus de huit ans (élu au Bundestag le 16 mai 1974 par 267 voix contre 225, le 15 décembre 1976 par 250 voix contre 243, et le 5 novembre 1980 par 266 voix contre 231), il fut le Chancelier social-démocrate qui a eu la plus grande longévité, devant Gerhard Schröder et Willy Brandt. Il fut aussi l’ancien Chancelier allemand qui a eu la plus grande longévité de vie de toute l’historie allemande, devançant de cinq ans Konrad Adenauer.

Très pragmatique, Helmut Schmidt adopta très vite l’orthodoxie financière qui caractérise encore aujourd’hui la politique économique de l’Allemagne en misant tout sur la monnaie (l’inflation, très forte dans les années 1970 dans les pays européens, rappelait trop la situation monétaire désastreuse des années 1930 qui amena Hitler au pouvoir). Ses résultats sur le chômage ont été mitigés et le déficit public a beaucoup augmenté, de 31 milliards de DM en 1974 à 76 milliards de DM en 1981 (c’est ce lourd déficit qui fit basculer la coalition gouvernementale).

Le 1er août 1975, Helmut Schmidt a signé les accords d’Helsinki qui ont donné naissance à l’OCDE et qui avaient pour but de « détendre » les relations entre l’Est et l’Ouest (accords aussi signés par l’URSS qui ont donné une base juridique à la dissidence du physicien Andrei Sakharov). En octobre 1977, il prit la décision de charger contre les assaillants de la Fraction armée rouge qui avait détourné un avion de la Lufthansa à Mogadiscio (bilan : trois des quatre terroristes ont été tués mais les quatre-vingt-six passagers ont été sains et saufs).

Sa fermeté, il l’exprima également face au Bloc communiste pour s’opposer à l’invasion de l’Afghanistan et aux missiles nucléaires soviétiques SS-20 d’une portée de 1 600 kilomètres pointés vers l’Europe occidentale. Il autorisa les Américains à déployer des missiles Pershing en Allemagne de l’Ouest malgré l’opposition d’une large majorité d’Allemands de l’Ouest. Helmut Schmidt fut convié au Sommet de la Guadeloupe du 5 au 7 janvier 1979 où il a rejoint Valéry Giscard d’Estaing, Jimmy Carter et James Callaghan, le Premier Ministre britannique, prédécesseur de Margaret Thatcher. Pour la première fois, l’Allemagne participait à un sommet diplomatique sans l’accord de l’URSS.

Menant pendant huit ans une coalition alliant les sociaux-démocrates du SPD aux libéraux du FDP favorables à cette orthodoxie monétaire, Helmut Schmidt fut néanmoins victime d’une révolution de palais avec un retournement d’alliance exceptionnel du FDP qui lui a retiré sa confiance avec les années de crise économique. Helmut Schmidt avait pourtant provoqué un vote de confiance favorable le 6 février 1982 au cours duquel 269 députés lui avaient renouvelé la confiance contre 225.

Le 17 septembre 1982, les quatre ministres FDP dont le Ministre de l’Économie Otto Graf Lambsdorff (depuis le 7 octobre 1977) et surtout le président du FDP, l’inébranlable Hans-Dietrich Genscher (qui resta aux Affaires étrangères du 16 mai 1974 au 18 mai 1992 après avoir occupé l’Intérieur du 22 octobre 1969 au 16 mai 1974). Le troisième gouvernement d’Helmut Schmidt était donc devenu minoritaire. La situation politique se clarifia lors de l’adoption de la motion de censure constructive le 1er octobre 1982 par 256 voix contre 235, grâce au soutien des 53 députés libéraux.

Les nouvelles élections législatives, anticipées, du 6 mars 1983 ont consacré ce changement d’alliance avec la victoire de la coalition entre le FDP et les démocrates-chrétiens de la CDU leur apportant 278 sièges sur 498. Avec ses 193 sièges, le SPD n’aurait pas pu avoir la majorité même en coalition avec le FDP… car les Verts venaient de faire leur entrée au Bundestag avec 27 élus.

Après ses treize années au pouvoir, Helmut Schmidt resta dans la vie politique comme journaliste et fit même partie de la direction de l’hebdomadaire social-démocrate « Die Zeit ». Fervent admirateur des philosophes Emmanuel Kant, Max Weber et Karl Popper, il a eu une très intense activité éditoriale (en tout, une quarantaine d’essais jusqu’en 2015) qui a connu parfois un grand succès. Mais surtout, il est devenu une véritable conscience politique, non seulement des sociaux-démocrates mais plus généralement des Allemands (comme l’a exprimé Angela Merkel) et même des Européens rassemblés.

Son successeur direct, Helmut Kohl, considéré au début comme un homme politique très moyen, fut Chancelier pendant seize ans, celui de la Réunification allemande qui hanta les rêves de tout un peuple pendant quarante ans.

Le 7 août 2012 sur la chaîne ARD, Helmut Schmidt avait considéré que l’Allemagne ne pourrait jamais jouer un rôle de leader dans le monde : « Auschwitz et le meurtre de six millions de Juifs tout comme la guerre mondiale d’Hitler sont des événements qui sont ancrés dans l’inconscient des peuples européens, si bien qu’un rôle de leader de l’Allemagne en Europe est exclu, et ce sera le cas encore pendant longtemps. ». Cette affirmation a été cependant rapidement démentie par la puissance politique actuelle de l’Allemagne d’Angela Merkel qui a pris un ascendant majeur en Europe, tant sur l’économie que sur la …générosité.

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