L’ancien premier ministre belge et président du groupe libéral du Parlement européen, Guy Verhofstadt, veut que l’Union mette en examen la Hongrie de Viktor Orban qui s’est lancée dans une logique répressive afin d’endiguer l’afflux de réfugiés. Explications.
Que pensez-vous de la façon dont Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, gère la crise des réfugiés ?
Le groupe libéral va demander au Parlement européen de lancer contre la Hongrie la procédure prévue par l’article 7 du traité sur l’Union, car nous estimons que la façon dont elle gère la crise des réfugiés présente un « risque clair de violation grave » des valeurs européennes. Il y a deux ans, nous l’avions déjà proposé, parce que Orban réorganise son pays dans l’intérêt de son seul parti, mais ni les socialistes ni les Verts ne nous avaient suivis en estimant que c’était prématuré. L’un des arguments avancés pour expliquer cette pusillanimité est que l’activation de l’article 7, qui peut aboutir à suspendre certains droits des Etats comme le droit de vote, est une bombe nucléaire. Autrement dit, cela interdirait son usage ! Or, on oublie que cet article comporte deux volets, l’un préventif, l’autre répressif. Il s’agit simplement d’activer le volet préventif, de faire des recommandations à la Hongrie pour remédier à la situation actuelle.
Viktor Orban reste protégé par sa famille politique, le PPE (Parti populaire européen), au sein à la fois du Parlement européen et du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement.
C’est exact. Le PPE est peu regardant sur ses membres, car il a toujours eu pour politique de ratisser large afin de renforcer son poids au Parlement. Ce groupe n’a jamais exclu personne à la différence du groupe libéral qui s’est débarrassé du FPÖ autrichien lorsque Jorg Haïder en a pris le contrôle et lui a fait prendre un virage vers l’extrême droite à la fin des années 80. Je tiens à rappeler qu’Orban a été membre du Parti libéral qu’il a quitté, en 2002, lorsqu’il a pris son virage nationaliste. Et c’est à ce moment-là que le PPE l’a accueilli…
Le traitement des réfugiés par la Hongrie ne va-t-il pas pousser le PPE à le lâcher ? Après tout, le groupe est dominé par les chrétiens-démocrates allemands qui sont plus que critiques de son action.
Qu’est-ce qui va peser le plus ? Le pouvoir ou les principes ? J’espère que les principes l’emporteront, mais je crains que ça ne soit le pouvoir comme toujours. Je constate que les réactions les plus virulentes et les plus dures contre Orban ne viennent pas d’Europe, mais des États-Unis…
On ne peut quand même pas nier que la Hongrie est confrontée à un sérieux problème ?
Personne ne le nie. Mais la réaction d’Orban n’est pas conforme aux valeurs européennes. A sa place, je serais venu à Bruxelles avec Matteo Renzi et Alexis Tsipras, qui dirigent deux pays confrontés au même problème, pour exiger une solution européenne. Et si les autres pays avaient refusé, j’aurais organisé le transport des réfugiés vers les capitales de l’Union. Cela aurait autrement plus positif que de construire un mur et de tirer sur les réfugiés. On ne peut pas arrêter des gens qui fuient des zones de guerre.
La Hongrie n’est pas la seule à s’être opposée à la relocalisation des 120.000 demandeurs d’asile proposé par la Commission : la République tchèque, la Slovaquie et la Roumanie l’ont soutenu lors du conseil des ministres de l’Intérieur mardi.
Leur opposition est surtout due au fait qu’il n’y a aucune approche globale du problème des frontières sur la table. Les Tchèques, qui font partie de mon groupe, m’ont expliqué qu’ils veulent bien accueillir des réfugiés, mais à condition que l’on traite aussi du contrôle commun des frontières ou de la mise en place d’un système d’asile européen. Ce qu’ils critiquent, c’est qu’on ait commencé par la fin, par la relocalisation, sans approche globale.
L’argument d’Orban est qu’il fait son travail en empêchant les réfugiés d’entrer sur le territoire de l’espace Schengen.
Ce qu’il montre surtout, c’est qu’il est impossible d’avoir des frontières extérieures communes avec des contrôles nationaux, car cela revient à repousser les problèmes vers d’autres pays. Il faut en réalité un contrôle commun des frontières extérieures, avec des policiers et des douaniers de tous les pays détachés dans une structure européenne afin que les contrôles soient organisés de manière convenable et de la même façon, quel que soit le point d’entrée. De même, un système commun d’asile doit être mis en place afin que le statut de réfugié soit accordé selon les mêmes critères partout en Europe. Il faut enfin donner la possibilité aux gens de demander le statut dans les camps où ils se trouvent, généralement dans les pays riverains, et ensuite les acheminer chez nous : pour l’instant, on les oblige à se tourner vers des organisations criminelles pour venir en Europe parce que c’est seulement là qu’ils peuvent demander l’asile. Avec un tel système, on saura d’avance combien de personnes on devra accueillir et on pourra se les répartir entre pays européens. En fait, Schengen, comme la zone euro, souffre d’une absence de gouvernance. On a créé une monnaie unique et un espace sans frontière intérieure, mais sans se donner les moyens de le gouverner.
C’est le même problème avec l’article 7 du traité qui pose un principe sans en donner le mode d’emploi.
C’est pour cela que le groupe libéral demande que la Commission propose l’équivalent du Pacte de Stabilité budgétaire en matière de valeurs et de principes européens : cela veut dire des indicateurs, un système de surveillance rapproché par la Commission, des recommandations et des sanctions. Il faut que nous puissions dire ce qui ne va pas dans tel ou tel pays avant que la situation ne devienne irréversible : état dans les prisons, corruption, liberté de la presse, indépendance des juges, etc. Un tel pacte permettrait d’éviter que ce soient les États qui décident, car il n’est pas facile de sanctionner son voisin. C’est pour cela que le Pacte de stabilité n’a pas fonctionné et qu’on a dû le réformer afin de réduire les possibilités d’empêcher les sanctions.
Les pays d’Europe de l’Est n’ont-ils pas un problème avec les minorités ?
Effectivement. Et cela n’est pas récent. On peut le faire remonter au président américain Wilson qui, lors du premier conflit mondial, a défendu le principe des nationalités. Cela a abouti à cette idée qu’il fallait créer des entités monoethniques et monolingues. Les nazis ont poussé cette logique jusqu’à l’horreur. Aujourd’hui, l’idée qu’un État doit être monoethnique perdure dans certaines zones, comme on l’a vu dans les Balkans. Beaucoup d’États, notamment à l’Est, ne sont pas fondés sur les valeurs, comme c’est le cas en France, mais sur l’ethnicité. Or, avant les deux guerres mondiales, les sociétés européennes étaient multiculturelles, multiethniques, multilingues.
Si un État membre peut quitter l’Union européenne, il n’existe aucun moyen de l’en expulser manu militari. En clair, l’Espagne franquiste ou la Hongrie communiste n’auraient pu adhérer, mais s’ils renouaient avec un régime fasciste ou totalitaire, impossible de s’en débarrasser. Pour remédier partiellement à cet oubli, le traité d’Amsterdam de 1997 a prévu une procédure de sanction si un État viole de façon « grave et persistante » les valeurs européennes : respect de la dignité humaine, de la liberté, de la démocratie, de l’égalité, de l’État de droit, des droits de l’homme et des minorités. C’est devenu l’article 7 du traité sur l’Union européenne.
Ce mécanisme purement politique (la Cour de justice européenne n’est pas compétente pour juger de son application) est particulièrement lourd à mettre à œuvre. Il faut que la Commission ou un tiers des États membres proposent au Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement de « constater » l’existence d’une telle violation dans un pays de l’Union. Ce constat ne peut fait qu’à l’unanimité (moins l’État mis en cause) et le Parlement européen doit l’approuver. Ensuite, le Conseil des ministres (on descend d’un niveau) « peut » décider de sanctionner, à la majorité qualifiée, le pays mis en cause en suspendant « certains des droits découlant de l’application des traités (…) y compris les droits de vote » au sein du Conseil. Ce qui est suffisamment vague pour permettre d’aller très loin.
A la suite de la crise autrichienne de 1999, lorsque les conservateurs de Wolfgang Schüssel se sont alliés à l’extrême droite du FPÖ de Jorg Haider, ce volet répressif a été complété par un volet préventif. A l’époque, c’est la Belgique, alors dirigée par le libéral Guy Verhofstadt, avait mené la bataille contre Vienne, soutenue par la France. « La polémique avait atteint des sommets lorsque Louis Michel, mon ministre des affaires étrangères, avait recommandé de ne plus aller skier en Autriche », s’amuse Guy Verhofstadt. « Pour sortir de cette crise et éviter des réactions en désordre, on a décidé de compléter l’article 7. Ca a été le résultat d’une négociation de couloir, à Nice, en décembre 2000, entre Schüssel et moi ».
Lorsqu’un « risque clair de violation grave par un État membre des valeurs » européennes apparaît, la Commission, un tiers des États membres, mais aussi le Parlement européen peuvent demander au Conseil des ministres (et non au Conseil européen) de le constater, ce qu’il ne peut faire qu’à la majorité des quatre cinquièmes. « Je voulais trois cinquièmes, Schüssel voulait l’unanimité. On a transigé à quatre cinquièmes », se souvient Verhofstadt. « Le volet préventif, c’est donner des recommandations à un pays : on ne peut pas faire ceci, ça ne va pas », poursuit le président du groupe libéral. « C’est seulement si l’État ne suit pas ces recommandations, qu’on entre dans la deuxième étape, celle des sanctions ».