Et si la Grèce quittait la monnaie unique? Alors que le pays n’a pas remboursé 1,5 milliards d’euros au FMI le 30 juin à minuit (le non paiement le plus important de l’histoire de l’institution), quel serait l’effet d’un «Grexit» sur la zone euro? Deux scénarios fictions extrêmes.
Le scénario noir
C’est celui que tout le monde craint, celui de la contagion. Une crainte sur laquelle a d’ailleurs parié Alexis Tsipras pour contraindre ses partenaires à lui accorder un compromis qui lui soit favorable. En vain, même s’il s’avère qu’il a eu raison : la Grèce entraine dans sa chute ses dix-huit partenaires. La zone euro encaisse d’abord un choc économique au moment du Grexit (« Greece exit »). La timide reprise est ébranlée, car la confiance s’effondre : les ménages mettent de l’argent de côté pour parer à toute éventualité et les entreprises suspendent leurs projets d’investissement avant d’y voir plus clair. Fin 2015, la zone euro est de nouveau en récession, avec des conséquences dramatiques pour l’emploi, notamment dans les pays les plus fragiles (France, Italie, Espagne, Portugal). Le second choc est politique : la monnaie unique n’est plus irréversible. Autrement dit, investir en Allemagne ou au Portugal, ça n’est plus la même chose et il faut donc distinguer selon les pays. C’est la panique : les bourses plongent, car on se débarrasse des actions des entreprises que l’on imagine les plus exposées et les taux d’intérêt des obligations d’État des pays les plus fragiles se tendent. Le Portugal et l’Espagne, en pleine convalescence, trinquent, tout comme l’Italie et la France, désormais considérée comme un maillon faible. Le spread (écart de taux d’intérêt) entre Paris et Berlin flambe, les marchés se réfugiant dans les pays les plus sûrs, ceux de l’ancienne zone mark.
La Banque centrale européenne (BCE) et le Mécanisme européen de stabilité (MES) interviennent en rachetant à tour de bras toutes les dettes d’État dont les investisseurs se débarrassent. Ils parviennent non sans mal à calmer le jeu, mais les écarts de taux restent importants : les coûts d’emprunt de la France et de l’Italie se sont envolés, ce qui gonfle la charge de la dette et accroît le déficit. Surtout, les bilans de la BCE et du MES se gorgent de dettes des pays du sud, ce qui revient en partie à en faire supporter le risque à l’Allemagne et aux autres pays « vertueux ». Outre-Rhin, les voix, notamment au sein de la Bundesbank, s’élèvent contre cette dérive de l’union monétaire : le risque devait rester national, or il se communautarise. Au nom de quoi l’Allemagne prendrait-elle le risque d’assumer un jour une faillite italienne et française ? Un pur fantasme ? Pas tant que ça : le choc économique qui a suivi le Grexit ayant surtout touché les pays du sud de la zone euro, leurs finances publiques se dégradent rapidement au rythme du ralentissement économique. D’autant qu’il leur a fallu supporter leur part des pertes dues au défaut grec : 331,4 milliards d’euros au total dont 70 milliards pour la France et 61,5 milliards pour l’Italie… Les gouvernements hésitent à serrer les boulons : en France, l’élection présidentielle de 2017 approche et il ne faut pas donner de grain à moudre au FN. Les tensions au sein de la zone euro s’accroissent. Les opinions publiques décrochent : au sud, parce que la solidarité paraît à jamais compromise, au nord, au contraire, parce que l’on craint cette solidarité avec de nouvelles Grèce potentielles.
Les marchés commencent à fuir cette zone euro qui apparaît chaque jour plus fragile : elle qui n’a pas su régler le problème grec qui pesait à peine 2 % de son PIB, pourra-t-elle encaisser un choc italien ou français ? Le temps de l’euro semble compté.
Le scénario rose
Les marchés ont largement intégré le départ de la Grèce, on en est persuadé à Bruxelles et à Francfort. Ils ont compris qu’il ne s’agissait pas d’une malfaçon de la zone euro, mais d’un problème purement grec, son incapacité à se doter d’un État fonctionnel propre à lever l’impôt et à imposer des réformes. L’Irlande, le Portugal, l’Espagne et Chypre, des pays qui ont connu des difficultés en 2010 et ont bénéficié de l’assistance financière européenne, sont tous revenus sur les marchés et ont renoué avec une solide croissance. Même Chypre est en voie de rémission. Ces précédents ont convaincu les investisseurs que la solidarité fonctionnait au sein de la zone euro et que les États avaient tous la ferme volonté politique de respecter la règle du jeu commune. Sauf la Grèce. Et ceux lui en doutent encore sont tenus en respect par le canon de la BCE, qui a augmenté son programme rachat de dettes publiques de 60 milliards par mois à 100 milliards pour faire face au choc de la sortie de la Grèce, et le bazooka du MES (750 milliards d’euros de capacité d’emprunt). Les quelques Hedge Fund qui se sont risqués à prendre des positions contre les dettes des pays périphériques ont été rincés. L’Union bancaire a aussi permis d’écarter toute attaque contre les banques, la supervision confiée à la BCE rassurant les marchés. Sonnés par le Grexit, les États membres de la zone euro serrent les rangs : il n’est plus question de jouer au cavalier solitaire.
Les dix-huit décident immédiatement de mettre le rapport des « cinq présidents » (Commission, Parlement européen, Conseil européen, Eurogroupe et BCE) du 26 juin 2015 intitulé : « compléter l’Union économique et monétaire européenne ». L’Union bancaire est rapidement achevée et l’union des marchés de capitaux lancée, la convergence budgétaire et économique rendue encore plus contraignante, le parlement de la zone euro créé. Des progrès qui montrent aux opinions publiques que l’euro est vraiment leur monnaie, qu’ils la contrôlent démocratiquement, ce qui permet aux Dix-huit de lancer une réforme des traités afin de créer un budget de la zone euro doté d’une capacité d’emprunt (Trésor de la zone euro). Cinq ans après le « Grexit », la zone euro n’a jamais été aussi forte, désormais solidement plantée sur ses deux jambes, monétaire et économique. Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, est ravi. Il s’est passé exactement ce qu’il espérait : partisan depuis longtemps d’une zone euro réduite, il a toujours pensé qu’il fallait réparer certaines erreurs passées dont l’admission de la Grèce dans la zone euro, en 2001, a été la principale. Pour lui, mais aussi pour Jens Weidmann, le patron de la Bundesbank, le Grexit devait servir de leçons aux pays tentés de ne pas suivre les règles du jeu de l’Union monétaire et indiquer au reste du monde que la zone euro est une affaire de gens sérieux qui tiennent leur parole. La France, en particulier, a entendu le message et a renoué avec des comptes à l’équilibre. L’euro est désormais la première monnaie de réserve du monde et même le prix du pétrole est calculé en euros
N.B.: article paru dans Libération daté du 29 juin