La partie d’échecs qui se joue entre la Grèce, d’une part, la zone euro et le Fonds monétaire international (FMI), d’autre part, est sur le point de s’achever. Si aucun accord sur les coupes budgétaires et les augmentations d’impôts à accomplir n’est trouvé rapidement (1), Athènes ne recevra pas l’argent promis (7,2 milliards d’euros) et elle ne pourra pas rembourser les 1,6 milliard d’euros qu’elle doit au FMI et les 6,7 milliards qu’elle devra verser à la Banque centrale européenne (BCE) en juillet : elle sera en défaut de paiement et ce sera un saut dans l’inconnu qui pourrait conduire le pays à abandonner l’euro.
Depuis cinq mois, le processus de négociation n’a cessé d’être confus. Fin février, le gouvernement d’Alexis Tsipras a accepté tout un catalogue de réforme en échange d’une prolongation du second plan d’aide jusqu’au 30 juin. Ensuite, pendant plus de deux mois, il ne s’est strictement rien passé : « pour négocier, il faut être deux. Or, les Grecs écoutaient nos demandes, rentraient à Athènes et revenaient avec une proposition qui ne répondait à aucun de nos objectifs », soupire un diplomate européen. Finalement, Alexis Tsipras a remanié son équipe de négociation, mais les avancées que les Européens et le FMI croyaient avoir actées à Bruxelles ont continué à être infirmées par Athènes quelques jours plus tard. « La parole grecque n’a jamais été notée AAA. Mais aujourd’hui, elle est au niveau d’une obligation pourrie (junk bond) », ironise un proche des négociations.
Les négociations sont d’autant plus difficiles à suivre qu’elles se déroulent à huis clos et que les intervenants sont multiples. Chacun envoie des messages contradictoires, d’où l’accumulation de bulletins de « victoire » suivis d’annonces de catastrophe imminente. Afin de vous aider à vous y retrouver, je me suis s’est plongé dans les maquis bruxellois, athénien et washingtonien afin d’identifier les pièces de cette partie d’échecs dont l’enjeu est le maintien d’Athènes dans l’euro.
Les créanciers
– Le FMI se montre le plus intransigeant à l’égard de la Grèce. Il exige notamment une réforme immédiate du système de retraite, de fait insoutenable (un actif pour deux inactifs alors qu’il faudrait trois actifs pour un inactif pour que le régime soit à l’équilibre) et une forte augmentation de la TVA. Son souci est d’éviter que les comptes publics grecs ne replongent dans le rouge, ce qui l’obligerait à intervenir à nouveau. Or, l’institution de Washington est excédée par la Grèce : beaucoup de pays pauvres et émergents n’ont pas digéré le traitement de faveur qui lui a été accordé, jamais l’institution n’ayant aidé dans de telles proportions un pays en difficulté, surtout un pays riche comparé au reste du monde… Christine Lagarde, la directrice générale et ancienne ministre des Finances françaises, doit donc tenir compte de cet équilibre politique interne lorsqu’elle négocie au sein de l’Eurogroupe, l’enceinte qui réunit les dix-neuf ministres des Finances de la zone euro.
Au quotidien, le travail de négociation est assuré par le danois Poul Thomsen, le directeur « Europe » du FMI. C’est un dur de dur, le seul membre de la « Troïka » (Fonds, BCE, Commission), l’organe chargé de négocier les programmes de réformes que la Grèce doit appliquer en échange d’une aide financière, qui est là depuis le début de la crise, en 2010. « Il est devenu au fil du temps très insultant à l’égard des Grecs », regrette une source européenne : « après cinq ans, la Grèce est devenue son combat personnel et ça nous complique la tâche ». Sa voix pèse d’autant plus que le FMI doit apporter 3,2 milliards sur les 7,2 milliards promis à la Grèce.
– Aux côtés du FMI, la zone euro est représentée à la fois par la Commission, la Banque centrale européenne et les États membres, chacun ayant des préoccupations différentes.
° Ainsi, la Commission essaye d’être dans le rôle de l’honnête courtier afin de sauvegarder à tout prix l’unité de la zone euro. À la manœuvre, au niveau politique, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, le président de l’exécutif européen, et le Français Pierre Moscovici, le commissaire chargé des affaires économiques et monétaires. Au premier, le contact quotidien avec Paris, Berlin et Francfort, au second avec la Grèce et le FMI. Curieusement, le vice-président chargé de l’euro, le Letton Valdis Dombrovskis, est totalement absent : alors que Juncker espérait qu’il ferait le lien avec la Finlande et les Baltes, qui sont parmi les plus exigeants à l’égard de la Grèce… Juste en dessous, trois personnages plus discrets sont à la manœuvre : l’Allemand Martin Selmayr et le Français Luc Tholoniat, respectivement chef de cabinet et conseiller économique de Juncker, et le Français Olivier Bailly, chef de cabinet de Moscovici.
Au quotidien, c’est Declan Costello, directeur à la direction générale des affaires économiques et financières de la Commission, qui négocie avec les Grecs au sein de la Troïka, rebaptisé « groupe de Bruxelles ». C’est un homme de compromis qui n’est clairement pas du côté des durs du FMI : en tant qu’Irlandais, il a mesuré les ravages de l’austérité imposée par le redressement des finances publiques de son pays et il ne veut pas pousser le bouchon trop loin. Mais il doit aussi compter avec son directeur général, l’Italien Marco Butti, et l’un de ses subordonnés, un autre Italien, Gabriel Giudice, chef de l’unité Grèce à la Commission. Son CV parle pour lui : comme chef de mission en Lettonie, il a mis en musique la très dure politique d’austérité décidée par le Premier ministre de l’époque, un certain… Valdis Dombrovskis, afin d’éviter (avec succès) la faillite de la petite République balte… Costello rend compte de toutes ses activités à Moscovici et à Juncker qui le soutiennent.
° Du côté de l’Eurogroupe, les deux personnalités clefs sont son président, le ministre des Finances néerlandais Jeroen Dijsselbloem, et l’austro-américain Thomas Wieser, le patron de l’Euroworking group, l’instance de préparation de l’Eurogroupe qui réunit les directeurs du Trésor de la zone euro. Ces deux hommes représentent des pays particulièrement réticents à toute aide supplémentaire à la Grèce.
° La BCE, plus en retrait depuis que l’Italien Mario Draghi en a pris les rênes fin 2011, est représentée par le Français Benoit Coeuré, membre du directoire. Tout comme son patron, c’est un homme de compromis, soucieux de maintenir la Grèce dans la zone euro.
Tous ces négociateurs se retrouvent dans plusieurs enceintes : le « groupe de Bruxelles », au niveau technique, où siègent la Commission (Declan Costello), le FMI (Poul Thomsen), la BCE, le Mécanisme européen de stabilité (MES) et le négociateur grec, Georges Chouliarakis. Le « groupe de Washington » dont le but est de faire entrer les États membres dans la danse : aux côtés de Marco Butti, Poul Thomsen, Benoit Coeuré, Thomas Wieser, on retrouve les directeurs du Trésor allemand, français, italien et espagnol. Et, enfin, le « groupe de Francfort », qui réunit Christine Lagarde, Benoit Coeuré et Pierre Moscovici afin de coordonner la position des « institutions ».
À ces différents aréopages, il faut bien sûr ajouter les États membres et surtout l’Allemagne et la France : la chancelière Angela Merkel et le président François Hollande ont dû s’impliquer, à leur corps défendant, dans une négociation qu’ils auraient voulu laisser à leur ministre des finances. Ils entretiennent désormais un dialogue serré avec Alexis Tsipras qui réclame depuis son élection un traitement « politique » de la crise grecque. Merkel a même pris sur elle de marginaliser son très intransigeant grand argentier, Wolfgang Schäuble, qui était prêt à tenter le Grexit pour mettre à genoux Syriza… Les autres capitales sont aussi aux aguets, puisqu’au final, ce sont elles qui devront approuver tout compromis négocié avec la Grèce. Or, si Berlin est régulièrement cloué au pilori en Grèce, c’est loin d’être le pays le plus dur : les trois Baltes, la Slovaquie, la Slovénie, l’Autriche, les Pays-Bas ou encore l’Espagne le sont bien plus. Tous ces acteurs, tous ces groupes entretiennent des dialogues parallèles entre eux et avec Athènes, ce qui entretient l’impression de cacophonie…
La Grèce
Face à la multiplicité des créanciers, on pourrait s’attendre à une plus grande cohésion de l’unique débiteur. Il n’en est rien, tant la majorité qui dirige la Grèce est divisée. À la fois entre Syriza et ANEL, le parti de droite radicale souverainiste dirigé par Panos Kamenos, le ministre de la Défense, auquel Alexis Tsipras a choisi de s’allier, et entre l’extrême gauche communiste anti-européenne de la confédération de partis qu’est Syriza (entre 40 et 45 % des membres du comité central et environ 30% des députés) et les pro-européens rangés derrière le Premier ministre. Ce dernier doit donc naviguer entre ces forces centrifuges qui devront, au final, approuver un éventuel compromis lors d’un vote à la Vouli, le parlement monocaméral grec. Tsipras ne peut pas se permettre trop de défections, vu l’étroitesse de sa majorité (162 sièges sur 300, dont 13 députés d’ANEL). S’il peut compter sur le soutien du centre gauche de To Potami, d’une partie du Pasok (socialiste) et des conservateurs, une déperdition de plus de 13 sièges signifierait qu’il n’a plus de majorité, ce qui l’obligerait à convoquer des élections anticipées…
Alexis Tsipras veut donc parvenir à un compromis avec ses créanciers, mais en faisant le moins de concession possible pour le rendre acceptable par son parti et ANEL. Pour ce faire, il a tâtonné. Dans un premier temps, il a laissé le champ libre à son ministre des finances, Yanis Varoufakis, qui s’est surtout signalé par ses déclarations à l’emporte-pièce qui l’ont rendu insupportable à l’ensemble des ses collègues de la zone euro : « lui et son équipe sont des brutes », dit un négociateur européen. Mais, dans le même temps, Tsipras a chargé l’un de ses proches, un discret et compétent maitre de conférence en intégration économique européenne à l’université de Manchester, Georges Chouliarakis, de négocier avec ses partenaires au sein du « groupe de Bruxelles ». Un homme qualifié de « technicien pro-européen » par un eurocrate. C’est à lui que l’on doit l’accord du 24 février entre l’Eurogroupe et la Grèce qui a permis la prolongation du second plan d’aide jusqu’au 30 juin. Mais, à la suite de cet accord, Varoufakis l’a remplacé par l’un de ses hommes liges, un secrétaire général du ministère des Finances dont la mission semble avoir été de ne surtout pas négocier…
Finalement, devant l’urgence et l’impatience de plus en plus grande de ses créanciers, Tsipras a remanié son équipe de négociation le 27 avril en rappelant Chouliaraki et en écartant le chien fou Varoufakis au profit d’un autre économiste, Euclide Tsakalotos, ministre délégué aux affaires étrangères chargé des relations économiques internationales.
Lors de la constitution du gouvernement, Tsakalotos a refusé d’être placé sous les ordres de Varoufakis et c’est la raison pour laquelle on lui a taillé sur mesure un poste dépendant des affaires étrangères. Un choc d’ego, car les deux hommes sont tous deux issus du système éducatif anglo-saxon et idéologiquement proches. Ainsi, Tsakalotos est plus Britannique que Grec, tout comme Varoufakis est plus Australien que Grec : pur produit d’Oxford, marié à une Britannique, parlant beaucoup mieux anglais que grec, le ministre délégué est idéologiquement eurosceptique comme le sont les Britanniques et trotskyste comme l’est l’aile gauche du Labour. Mais s’il est tout aussi dur que Varoufakis, il est infiniment plus discret et tacticien.
Pour coiffer politiquement ce tandem technique Tsakalotos-Chouliarakis, Tsipras a désigné deux de ses proches : Nikos Pappas, ministre d’État sans portefeuille, et le vieux Yannis Dragasakis, vice-premier ministre, sans doute le seul communiste grec qui a fait la London School of Economics (LES) : ce dernier est en effet un ancien responsable du KKE, le PC stalinien local. Mais Varoufakis n’est pas totalement écarté : Tsipras l’utilise régulièrement pour souligner à quel point il est, lui, modéré…
Ces six hommes rejoints par Giorgos Stathakis, le ministre de l’Économie, Gabriel Sakellaridis, le porte-parole du gouvernement, et, parfois, par Tassos Koronakis, le secrétaire général de Syriza, forment le « groupe politique de négociations » qui se réunit régulièrement dans le bureau du Premier ministre. Il est frappant de constater qu’aucun anti-européen de Syriza ne figure dans ce groupe très masculin : Panagiotis Lafazanis (ex-KKE), le ministre de l’Énergie, ou encore Zoé Konstantopoulou, la présidente de la Vouli, les deux porte-paroles de l’aile dure du parti sont soigneusement tenus à l’écart, tout comme Panos Kamenos, le patron d’ANEL…
(1) Un éventuel accord devra être validé par l’Eurogroupe puis par un certain nombre de Parlements nationaux (Allemagne, Finlande, etc.) avant que l’argent ne soit versé…
N.B.: version longue de mon article paru dans Libération daté du 15 juin