Que la zone euro parvienne ou non, in extremis, à un compromis, Athènes restera pour longtemps une croix pour l’Union. Car, personne n’imagine un scénario dans lequel la Grèce se rétablirait par miracle, avec ou sans l’euro, avec ou sans l’aide des Européens : ses maux profonds, un État prédateur, clientéliste et corrompu, un secteur public hypertrophié, une économie peu innovante, n’ont été que révélés par la crise financière de 2007. Au pire, ce sera le « Grexit », au mieux un accord qui ne réglera rien. Voici les trois nuances de gris possible.
Le Grexit
Faute d’accord avant le 30 juin, date d’échéance du programme d’assistance financière de la zone euro, la Grèce n’est pas en mesure de rembourser les 1,6 milliards d’euros qu’elle doit au Fonds monétaire internationale (FMI), pas plus que les 3,5 milliards d’obligations que détient la Banque centrale européenne (BCE) et qui arrivent à échéance le 20 juillet. Francfort décide alors de couper l’alimentation en liquidité des banques grecques qu’elle assure via l’ELA (une ligne de financement d’urgence), ce qui asphyxie immédiatement le système financier grec. Pis : le Mécanisme européen de stabilité (MES), qui lui a prêté 142 milliards d’euros, suite au non-remboursement du FMI, exige immédiatement le remboursement de ces sommes comme le prévoient ses statuts. La Grèce est en défaut de paiement : les États qui ont fait des prêts bilatéraux à la Grèce perdent 53 milliards d’euros, mais doivent aussi assumer les pertes du MES et de la BCE (25 milliards d’obligations grecques rachetées sur le marché secondaire et 118 milliards de prêts aux banques. Soit une perte sèche pour la zone euro (et donc les contribuables) d’environ 300 milliards d’euros, dont au moins 40 milliards pour la France. Le marasme est total.
Pour faire face à la panique, Athènes décide d’une fermeture temporaire des banques (bank holiday) pour se donner le temps d’établir un contrôle des capitaux afin d’éviter un bank run (une fuite des capitaux). La création d’une nouvelle drachme est décidée dans l’urgence afin de pouvoir payer retraites et fonctionnaires. Introduite au cours d’un euro, sa dévaluation est immédiate : la plupart des économistes parient sur une chute de 40 ou 50 %, mais cela pourrait être plus.
Les entreprises grecques qui ont emprunté en euros auprès de banques étrangères ou qui sont débitrices auprès de sociétés non grecques sont elles aussi en défaut faute pour elles de pouvoir rembourser en euros. L’État grec n’a évidemment pas accès aux marchés (qui prêterait de l’argent à un pays en défaut ?), comme le montre l’exemple argentin qui, 14 ans après sa faillite, en est toujours exclu.
Autrement dit, pas question d’avoir un budget en déficit, ce qui perpétue pour longtemps l’austérité dénoncée par Syriza. Certes, la Grèce imprime librement du papier monnaie, mais cette création monétaire ne reposant sur rien, l’inflation rogne rapidement sa valeur.
Le pays ne couvrant qu’à hauteur d’un tiers ses importations par ses exportations, ne peut plus financer toutes ses importations (énergie, produits industriels et agricoles, services, etc.) qui doivent être payées en euros ou en dollars. L’inflation s’envole (hausse des prix des importations) et les Grecs n’ont plus accès à la plupart des produits d’importations dont la valeur explose. Autre problème : les créanciers cherchent à recouvrer leur argent et multiplient les procédures contre la Grèce. Aujourd’hui encore, aucun avion, aucun bateau argentin n’osent s’aventurer hors du pays de peur d’être saisi…. Seule bonne nouvelle, les exportations augmentent, la valeur des biens grecs baissant en même temps que la monnaie, et la compétitivité du pays s’améliore temporairement. Mais le problème est que la Grèce ne produit pas grand-chose : elle importe même des produits agricoles pour couvrir ses besoins. Le tourisme en profite, mais le taux de remplissage du pays dépasse déjà les 100 %.
Un pays ne pouvant quitter l’euro sans quitte l’Union, la Grèce perd non seulement l’accès au marché unique, mais les aides du budget européen (entre 3 et 4 % de son PIB), ce qui grèvera d’autant son budget. Jamais une éventuelle « aide » russe ou vénézuélienne ne compensera un tel manque à gagner, Cuba est là pour en témoigner, d’autant que ces pays connaissent aussi de graves difficultés économiques dues à la baisse du prix du pétrole. « La Grèce relèvera pour longtemps de l’aide au développement », assure un responsable européen.
Reste à savoir si la Grèce entrainera dans sa chute la zone euro. On peut a priori en douter. Celle-ci a considérablement renforcé son intégration depuis 2010 : création du MES dotés d’une capacité d’emprunt de 750 milliards d’euros, union bancaire, etc.. Surtout, la BCE peut désormais intervenir sans limites sur les marchés ce qui lui permettra d’absorber tous les chocs : d’une part, le programme OMT (Opérations monétaires sur titres) qui l’autorise à racheter les obligations d’Etat d’un pays attaqué, et surtout le rachat de 60 milliards par mois de dettes souveraines (pour 1000 milliards au total) lancé en janvier.
Pour Jens Weidmann, le président de la Bundesbank, « des effets de contagion ne sont certes pas à exclure. Du moins un Grexit pourrait modifier le caractère de l’Union monétaire. Mais ce dernier se modifie aussi quand des pays isolés ne prennent pas leurs responsabilités pour garantir une monnaie stable ». Autrement dit, bon débarras.
Reste que, comme on le dit à Paris, « on ne sait absolument pas comment réagiront les marchés financiers qui sont, par nature, irrationnels ». On ne peut donc exclure une vraie tempête qui non seulement referait plonger la zone euro dans la récession dont elle peine à sortir, mais menacerait l’existence d’une monnaie unique dont l’irréversibilité sera écornée : après la Grèce, qui ? se demanderaient tous les investisseurs pour qui la zone euro était un ensemble aussi solide que les États-Unis… Bref, le Grexit serait un saut dans l’inconnu. Pour tout le monde.
Le pourrissement
Athènes peut choisir une autre voie : refuser de rembourser le FMI et la BCE et rester dans la monnaie unique, puisqu’il n’existe aucun moyen légal de l’en expulser.
Mieux, les agences de notation ont annoncé qu’elles ne considéreraient pas ce non-remboursement comme un défaut de paiement puisqu’il s’agit de prêts, pas d’obligations. Bien que furieuse, la BCE renonce à couper l’alimentation en liquidité des banques grecques, car cela reviendrait à pousser le pays hors de l’euro et Mario Draghi, son président, ne veut pas assumer une telle décision politique : c’est aux États de la zone euro de la prendre, pas à lui.
Mais les banques grecques n’ont plus que 30 milliards d’euros d’actifs qu’elles peuvent apporter en garantie de leurs demandes de prêts à la BCE, un stock qui diminue rapidement au fil des retraits. Selon les analystes, cela leur permet de tenir au moins un an avant de mettre la clef sous la porte. Le gouvernement grec, sur le modèle de Chypre, décide donc instaurer un contrôle des capitaux afin de stabiliser la situation de son système bancaire.
Sans argent frais prêté par le FMI et la zone euro, sans accès aux marchés, la situation de la Grèce n’est pas brillante : elle vivote, obligée d’équilibrer chaque année son budget, ce qui s’avère douloureux avec un système de retraite de plus en plus insoutenable (un actif pour deux inactifs). Mais elle n’a plus à dégager un excédent primaire de 1 % du PIB dans l’immédiat, ce qui lui donne de l’air.
De même, elle continue à avoir accès aux fonds du budget européen et au marché unique. Cette situation peut durer longtemps, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour la zone euro qui montre son incapacité à régler durablement un problème mineur, la Grèce ne pesant que 2 % du PIB. Surtout, cela grève pour longtemps sa capacité à s’approfondir, la situation grecque mobilisant toute son attention. Le pourrissement est une sorte de guérilla prolongée dont on sait que le plus faible ne sort que rarement défait…
Un accord qui ne règle rien
La Grèce accepte de couper dans son budget militaire, d’augmenter la TVA et de réformer à terme ses retraites alors que la zone euro s’engage à réexaminer la soutenabilité de la dette grecque, comme elle s’y est déjà engagée fin 2012. Mais cet accord ne règle que temporairement le problème grec : la fin du second plan d’aide, le 30 juin, n’a permis que le versement de 7,2 milliards d’euros, ce qui aurait été très insuffisant pour assurer la survie du pays. Faute d’un troisième plan d’aide dont l’Allemagne n’a pas voulu entendre parler après cinq mois de négociations pénibles, il a été convenu de prolonger le second plan d’aide pour qu’il se termine au printemps 2016, en même temps que le plan du FMI (qui doit encore verser plus de 10 milliards à la Grèce).
La zone euro s’est engagée, à condition que les réformes promises soient mises en œuvre, à verser environ 30 milliards d’euros à la Grèce. Entre ce qui reste dans le fonds d’aide à la recapitalisation des banques grecques (10 milliards), le reversement des intérêts perçus par la BCE, la fin du plan d’aide du MES, il y avait déjà 20 milliards de disponibles. Il a donc fallu trouver 10 milliards supplémentaires, ce qui fut fait via le MES. Ce plan à 30 milliards d’euros est censé sortir la Grèce des marchés jusqu’à 2025, aucun investisseur n’étant prêt à lui prêter le moindre euro avant longtemps. Mais, c’est là où le bât blesse : rien ne garantit que le pays se sera suffisamment réformé d’ici 10 ans pour affronter à nouveau les marchés, ce qui nécessitera sans doute un nouveau plan d’aide. Les Européens, accord ou non, savent que la Grèce va les tenir occuper pour de longues années.
N.B.: article publié dans Libération du 22 juin.