« J’aime les bandes très découpées, avec beaucoup d’expressions de visages. Les gags avec une énorme chute ne sont pas intéressants, sauf cas exceptionnel. Le gag est grillé d’avance car le lecteur feuillette le journal avant de le lire, et tombe bien sûr sur le grand dessin final, sans avoir lu ce qui précède. Je n’aime pas non plus les grosses lettres. Je préfère écrire les phrases les plus importantes en tout petit. Au moins, l’effet de surprise est certain. Le lecteur découvre le gag au moment où il faut qu’il le découvre. » (Gotlib, 2006)Il faut vraiment être un comique français pour naître le jour de la fête nationale. C’est le cas de l’auteur de bande dessinée Gotlib (Marcel Gotlieb à l’état-civil) qui fêtera ses 80 ans ce lundi 14 juillet 2014. Quatre-vingts ans d’une vie de persiflages doux et tendres, car on ne saurait imaginer le personnage autrement que ce qu’il a toujours été à travers ses bandes dessinées.
C’est d’ailleurs à l’occasion de l’anniversaire de ce postadolescent permanent que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme (créé en 1998) lui consacre une exposition sur « Les mondes de Gotlib » du 12 mars 2014 au 27 juillet 2014 à l’Hôtel de Saint-Aignan à Paris. Les commissaires de l’exposition, Anne Hélène Hoog et Virginie Michel, y ont rassemblé cent cinquante planches originales ainsi que des documents photographiques pour présenter sous forme chronologique et thématique l’œuvre de Gotlib.
L’anticonformiste Gotlib a été le premier étonné qu’un tel musée lui apporte une telle caution et il s’est alors rappelé qu’il avait effectivement des origines juives : son père Erwin Gottlieb (le second t est tombé à la suite d’une erreur administrative), fut déporté par la police française à Drancy en septembre 1942, et a été tué au camp d’extermination de Buchenwald le 10 février 1945. Informée d’une nouvelle rafle, sa mère Régine a réussi à cacher ses deux enfants à la campagne.
Cet épisode très douloureux de Gotlib (il avait 8 ans quand son père a été arrêté) lui fit dessiner en 1969 l’éloquente histoire « Chanson aigre-douce » très autobiographique basée sur une comptine : « Leblesmouti labiscouti ouileblesmou labiscou » en retraçant : « C’est l’orage dehors au loin mais dans l’étable, je suis bien, silence, obscurité, chaleur. » ; cela pour décrire l’arrestation de son père (« l’orage ») et sa clandestinité auprès de paysans « un peu Thénardier sur les bords » qui le préféraient garder la chèvre à aller à l’école (« Télérama » du 15 mars 2014). 1969, c’était aussi la naissance de sa fille Ariane.
Gotlib, qui s’est toujours senti « plus français que juif », a témoigné le 13 mars 2014 : « Je suis avant tout athée, mais, d’un autre côté, je suis juif et si je ne l’étais pas, je serais athée également. Tout ça est bien compliqué. Disons que je suis obligé de tenir compte de cette appartenance à la judéité dans la mesure où cela a été la dégringolade du côté de ma famille pendant la guerre. Cela dit, je n’ai jamais claironné que j’étais juif. Mais je ne l’ai jamais caché non plus. » (« Le Monde »).
Gotlib a commencé à décoller en 1965 grâce au mythique René Goscinny qui dirigeait le journal « Pilote ». Il a ensuite créé en 1972 son propre journal, « L’Écho des Savanes » (avec Moebius, Nikita Mandryka, l’auteur du Concombre Masqué, et Claire Bretécher, veuve du constitutionnaliste Guy Carcassonne disparu le 26 mai 2013), puis en 1975 « Fluide Glacial » ainsi que sa maison d’édition Audie qu’il a cédée à Flammarion en 1995. Très prolifique dans les années 1960 et 1970, il se recentra plus dans la direction de publication à partir des années 1980, si bien que son humour fin et sophistiqué manque à la société technologique d’aujourd’hui.
Au contraire de l’école belge aux figures lisses et simples, les dessins de Gotlib sont assez réalistes, avec des visages très expressifs mais une gestuelle qui n’a rien à voir avec les dessins réalistes ordinaires puisque le trait est plutôt comique et parodique, à l’instar des bandes dessinées de Harvey Kurtzman et Wallace Wood dans le magazine américain « Mad » qui fut son modèle artistique : « La parodie me fait rire même quand je n’en connais pas la référence. ».
Gotlib parle, pour qualifier son art, de « style réalistico-comique ». La précision des yeux et des paupières apporte une vivacité extraordinaire aux personnages. Gotlib emploie aussi fréquemment les procédés cinématographiques, un peu à l’instar d’un Gustave Caillebotte. Entre deux cases, il en profitait aussi pour caricaturer en douce un copain ou une célébrité, comme Goscinny (très régulièrement), Isaac Newton (systématiquement), Valéry Giscard d’Estaing, Woody Allen, Beethoven, Georges Brassens, Jacques Chancel, Alain Delon, Jean-Pierre Melville, Françoise Hardy, François Truffaut, Pierre Tchernia, Jacques Chirac, Claude Chabrol, Jeanne d’Arc etc. et bien sûr, lui-même !
J’ai découvert Gotlib au détour de mon adolescence un peu par hasard dans une grande librairie de Lorraine. Initialement, je ne le connaissais que par sa bande dessinée bon enfant, « Gai-Luron », mais rapidement, j’ai trouvé ien plus intéressantes ses bandes dessinées miroir social d’un pays très daté, celui des années 1960 et 1970. Comme Binet, l’auteur des « Bidochon » et d’autres excellentes satires sociales dessinées, Gotlib est un très fin observateur des mœurs et les replaquent dans ses dessins sans complaisance mais sans méchanceté non plus.
Sans prétention et sans rapport avec l’exposition que j’ai signalée, je propose un petit tour personnel de l’ami Gotlib, qui, pour moi, est l’équivalent dessiné de l’imitateur caustique Thierry Le Luron, à savoir le maître incontestable de son art.
Comme je viens de le citer, Gai-Luron est le premier personnage qui vient à l’esprit car c’est le seul qui a été véritablement créé par Gotlib avec son compère Jujube, le renard, et qui revient en tant que personnage principal dans une dizaine d’albums. Chien à la Tex Avery, c’est un antihéros comme l’époque aimait en créer (avec Gaston Lagaffe pour le plus notoire). D’allure assez taciturne, il ne semble pas vraiment acquis au don comique, au contraire de Jujube, un peu plus vif d’esprit. Pour égayer les cases un peu vides, le dessinateur a fait vivre également la petite souris qui, à elle seule, peut attirer le lecteur dans d’émouvants clins d’œil.
Parmi les récurrences de Gai-Luron, on peut évoquer le fameux « jeune lecteur du Var », Jean-Pierre Liégeois, tenace correspondant du chien, ou ces réveils amers du héros qui ne pourra plus se rappeler le rêve qu’il a fait (on apprend qu’il rêvait qu’il rêvait).
Mais Gotlib s’épanouit dans son art avec « Les Dingodossiers » (en collaboration fructueuse avec Goscinny) et « Rubrique-à-Brac », des albums fourre-tout qui sont particulièrement hilarants. Ce sont en fait de simples chroniques sociales où l’auteur s’évertue à montrer un certain nombre d’observations personnelles et c’est à cette occasion que le style, l’originalité et la personnalité de Gotlib s’expriment le mieux.
C’est dans ces histoires qu’il s’est amusé à intervertir les convenances sociales. Par exemple, mettre les enfants sur le mode adulte à l’occasion d’un goûter d’anniversaire, ou, au contraire, mettre les adultes sur le mode enfant à l’occasion d’une réception mondaine.
Les pages de Rubrique-à-Brac apportent toute une foule de personnages à la grande joie des lecteurs.
Le premier personnage récurrent est l’alter ego de la souris pour Gai-Luron, à savoir la petite coccinelle qui a toujours son grain de sel à rajouter, parfois drôle, parfois triste : « La vérité est que je n’ai jamais aimé dessiner les décors. C’est pour cela que j’ai créé la coccinelle des coins de page : elle occupe l’espace. Mon truc à moi, cela a toujours été les personnages, les expressions du visage, les attitudes corporelles… Aujourd’hui, ma main n’est plus assez sûre pour dessiner. L’envie de prendre le crayon a disparu car je sais d’avance que ce ne sera pas bon. » (interviewé par Frédéric Potet le 12 mars 2014).
Tous les personnages de Rubrique-à-Brac sont particulièrement distrayant et forment un monde à part dans la bande dessinée. Il y a malheureusement trop peu d’albums qu’il a arrêté de réaliser au milieu des années 1980 et j’aurais aimé connaître avec Gotlib, comme Binet a osé le faire, les comportements sociaux avec un ordinateur, avec Internet, avec un smartphone, avec un GPS, avec la modernité d’aujourd’hui.
Deux autres personnages reviennent régulièrement au fil des pages de Gotlib.
Le premier est le fameux Isaac Newton, découvreur de la loi de la gravitation universelle. On le découvre donc dans mille gags visant à recevoir sur la tête une pomme, un pépin, une coccinelle, un pommier, bref, toutes sortes de choses qui s’entrechoquent avec son crâne. Choisir Newton comme symbole de la science n’est pas sans pertinence, car il est, avec Maxwell et Bohr, l’un des trois mastodontes de la physique actuelle. Certes, il faudrait aussi ajouter Einstein qui a beaucoup fait avancer la physique quantique par ses critiques, et aussi par sa Théorie de la Relativité générale, et on se met à imaginer Gotlib faire avec Einstein ce qu’il avait fait avec Newton. Dommage…
L’autre personnage récurrent est également un scientifique, mais plus pédagogue que découvreur. C’est un biologiste qui porte toujours une très studieuse blouse blanche, c’est le fameux Professeur Burp dont les narrations animalières peuvent égayer les enfants les plus imaginatifs et les plus curieux. Un cochon décrit avec de la confiture, une biche traitée vulgairement, une girafe qui a besoin de trois cases pour faire entrer son cou dans la page, etc. toutes ces chroniques animalières ne sortent pas seulement du cerveau un peu fantaisiste de Gotlib mais également de quelques bonnes encyclopédies. C’est là que j’ai appris l’existence du pluvian, par exemple, dont le métier est dentiste chez les crocodiles.
Parmi les nombreuses histoires que Tonton Gotlib aime raconter, il y a cet émouvant éloge du métier d’éboueur, mystérieux héros des temps modernes aux commandes d’un supercamion. Ou encore l’histoire du Petit Poucet recomposée avec des variantes pour les cailloux (écrous, sabots, enclumes, etc.). Ou encore ce voyage intergalactique très élaboré avec des relations extraterrestres tout à fait réalistes. Ou encore la dure vie de Superman coincé dans une cabine téléphonique. Ou encore les premiers regards de bébé. Ou encore les fabuleux calculs du matou matheux à la sauce de Fred, l’auteur rêveur de Philémon. Ou encore cette mort sans autorité qui se fait toujours repousser au dernier moment par un auteur de gags. Ou encore…
Mais l’inventeur (avec Lob) de Superdupont, véritable hérétique antinational, quand on y songe, avec son béret et ses pantoufles, a également commis quelques bandes dessinées à destination exclusive des adultes.
J’en citerai trois et il n’est pas sûr que dans les années 2010, il puisse réécrire les mêmes plaisanteries sur un mode aussi léger pour des sujets aussi lourds mariant la sexualité et les enfants.
Il y a ce Pervers Pépère, sorte d’exhibitionniste professionnel prêt à aider la veuve et l’orphelin pour commettre ses blagues gentillettes. Mêler sexe et enfance semble aujourd’hui beaucoup plus audacieux qu’hier. On y voit aussi un Pervers Pépère en superhéros capable de sauver une charmante jeune femme légèrement dévêtue des griffes des méchants, mais à sa manière tellement particulière que je ne peux l’exposer ici impunément.
Dans le même registre d’humour potache très sexué, il y a aussi « Hamster Jovial et ses louveteaux » qui s’adresse aux jeunes scouts. J’ai souvenir par exemple d’un concours pour savoir qui de l’enfant scout ou de l’adulte chef scout urine le plus haut sur le mur, et finalement, c’est une demoiselle qui bat tous les records.
Pire que Pervers Pépère et Hamster Jovial, et plus récent, c’est « Rhââ Lovely » (et aussi, avant, « Rhââ Gnagna ») qui est une série réalisée dans les années 1970 en rupture avec Goscinny et « Pilote » (un magazine pour la jeunesse), sobrement associé à cette mention : « Livre d’images pour adultes ».
Gotlib en profita donc pour se débrider sur le sexe, la religion, la psychologie. Il organise des histoires d’inceste, de parricide, d’exorcisme, comme par exemple, cet enfant qui est endiablé jusqu’à ce qu’on comprenne qu’il a avalé une hostie chrétienne qu’il n’a pas digérée (apportant ici la marque indéniable non seulement de l’athéisme de son auteur mais aussi de son anticléricalisme quasi-militant).
Ces scènes parfois torrides ne sont toutefois pas les plus représentatives d’un Gotlib honnête père de famille et son humour ironique et malicieux reste très marqué par la période d’écriture : entre le ministre « crâne d’œuf » qui explique quelques notions d’économie, l’hippopotame qui fait du vélo, et le danseur japonais en patins à roulettes, les dessins demeurent bon enfant et les messages pleins de tendresse.
« Je classe l’humanité en deux catégories : a. ceux qui classent l’humanité en deux catégories b. les autres, dont je fais partie. » Gotlib (« Ma vie en vrac », Flammarion, 2006).
Informations pratiques.
Exposition « Les mondes de Gotlib »
Jusqu’au dimanche 27 juillet 2014. Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme. 71 rue du Temple, à Paris 3e (métro Rambuteau). Ouverts tous les jours de 11h00 à 18h00 sauf le samedi (fermé toute la journée), le dimanche (ouvert à 10h00) et le mercredi (fermé à 21h00).
(Tous les dessins sont de Gotlib, éd. Audie).
http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/gotlib-le-gentil-persifleur-a-l-154358