Le visage est certes ridé mais il n’a rien perdu de sa beauté ni des traits malicieux et irrésistibles de la jeune comédienne dans les rôles d’ingénue.
Être née deux semaines exactement avant l’assassinat de François-Ferdinand, l’archiduc d’Autriche, à Sarajevo, c’est se replonger dans une lointaine histoire, celle de la Première Guerre mondiale.
Au-delà des mauvaises nouvelles qui monopolisent l’actualité, il y a aussi quelques séduisantes cérémonies. Ce samedi 14 juin 2014, la comédienne Gisèle Casadesus fête son centenaire. Cent ans et toujours aussi jeune de cœur ! Elle est née vers les quatre heures du matin en plein orage, à Montmartre et y habite toujours. Le sourire enjoué, Gisèle Casadesus n’est pas seulement exceptionnelle, elle est aussi dans une famille exceptionnelle d’artistes, essentiellement de musiciens et de comédiens.
Son frère Christian vient d’ailleurs de disparaître récemment à 101 ans, le 6 mars 2014. Il était un comédien qui avait travaillé avec Boris Vian et Juliette Gréco et il fut directeur d’un théâtre. Leur père Henri (1879-1962) fut violoniste et compositeur. Parmi les frères et sœurs de Henri, il y a eu six musiciens et un comédien.
Gisèle a eu trois frères et sœurs musiciens et un frère comédien, ainsi que beaucoup de cousins artistes. Mais sa « descendance » est également riche en artistes puisqu’elle est le mère de Jean-Claude Casadesus (78 ans), célèbre chef d’orchestre qui avait participé à la célébration des 50 ans de la Maison de la Radio le 17 décembre 2013, et directeur de l’Orchestre national de Lille, mais aussi d’une comédienne, d’une peintre et d’un compositeur.
La génération suivante est, elle aussi, encore très artiste avec des musiciens, des acteurs, des comédiens, des chefs d’orchestre (par exemple, Jean-Claude Casadesus est le père d’une cantatrice, d’un photographe et d’un acteur). Et la suite continue, une cinquième génération se développe déjà avec notamment deux enfants musiciens de Caroline, fille de Jean-Claude.
Dans la famille Casadesus, le Conservatoire est plus important que le baccalauréat. Avant même de terminer ses études, à 19 ans, elle a joué aux côtés de Pierre Fresnay (1897-1975) : « Il y avait une scène d’amour, où Pierre Fresnay me prenait dans ses bras, il me renversait en arrière, il mettait son pouce sur ma bouche et il embrassait son pouce ! Ca m’arrangeait très bien, d’autant qu’il y avait [sa compagne]Yvonne Printemps dans la salle ! ». Elle aussi se maria, en 1934 avec le comédien Lucien Pascal qui a disparu le 12 août 2006 à …102 ans.
Gisèle a reçu le premier prix de comédie au Conservatoire à 20 ans, ce qui lui permit d’entrer à la Comédie-Française sur une pièce d’Alfred de Musset. Petit à petit, elle a repris les rôles de Madeleine Renaud (1900-1994) qui avait démarré au théâtre au même âge qu’elle : « Elle m’a fait don des rôles de jeunes filles aimablement, puisque je lui ai succédé dans ses emplois. ». Gisèle fut ensuite nommée sociétaire de la Comédie-Française le 1er janvier 1939 (la quatre centième) et y resta jusqu’en 1962. Le 15 avril 1967, elle en est devenue sociétaire honoraire.
Le plus récent nommé est le cinq cent vingt-septième sociétaire, Gilles David (58 ans), le 1er janvier 2014. Et la première sociétaire de la Comédie-Française fut nommée en 1680 ; c’était Mademoiselle de Brie (d’où la dénomination de « mademoiselle » pour les comédiennes sociétaires), en fait Catherine Leclerc du Rosé (1630-1706), fille de deux comédiens, épouse d’un comédien considéré comme médiocre, Edme Villequin dit de Brie. Elle intégra à 19 ans la Troupe de Molière (créée en 1643 jusqu’à la mort du dramaturge en 1673) qui fusionna en 1680 avec d’autres troupes à l’occasion de la création de la Comédie-Française, et fut spécialisée dans les rôles d’ingénue (créatrice du rôle d’Agnès dans « L’École des femmes » le 26 décembre 1662 tandis que Molière jouait le rôle d’Arnolphe).
Mais revenons à l’une de ses grandes héritières. La passion du théâtre a valu à Gisèle Casadesus un Molière d’honneur en 2003 pour l’ensemble de sa carrière et deux nominations pour le Molière la décennie précédente (en 1993 et 1994).
Pendant plus de soixante-dix ans, elle a joué dans des dizaines de pièces, notamment en collaboration avec Pierre Dux, Louis Jouvet, Fernand Ledoux, Jean Debucourt, Jacques Mauclair, Pierre Bertin, Georges Wilson, et même Serge Lifar, chez des auteurs comme Alfred de Musset, Molière, Victor Hugo, Beaumarchais, Alphonse Daudet, Jules Supervielle, François Mauriac, Marivaux, Pierre Corneille, Eugène Labiche, Jean de La Fontaine, Octave Mirabeau, Georges Courteline, Henry de Montherlant, Alexandre Dumas fils, Georges Feydeau, Jean Giraudoux, Henry Duvernois, Jean Racine, Denis Diderot, Anton Tchekhov, Jean Anouilh, André Roussin, Agatha Christie, Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Françoise Dorin, Marguerite Duras, William Shakespeare, et même Bernard-Henri Lévy.
L’un de ses meilleurs souvenirs a été de jouer dans la pièce de François Mauriac « Asmodée » le 22 novembre 1937 (création au Théâtre français) dans une mise en scène de Jacques Copeau. C’était la première fois que Mauriac avait écrit pour le théâtre après sa découverte de « Don Giovannoi » de Mozart dirigé par Bruno Walter au Festival de Salzbourg d’août 1934. Gisèle jouait le rôle d’Emmanuelle, la jeune fille de 17 ans toute candide d’une veuve mère de quatre enfants, qui pourrait être séduite par le correspond anglais du frère d’Emmanuelle. C’est ce rôle qui l’a fait remarquer et apprécier au théâtre.
François Mauriac a expliqué le 16 novembre 1937 sa difficulté à écrire cette pièce : « Je ne crois pas apporter quelque chose de nouveau. J’ai essayé de résoudre les problèmes que je me pose, comme spectateur, quand je vais au théâtre. (…) Une des choses que j’ai le plus cherchées, c’est le style théâtre. Je suis gêné par le réalisme trop direct du dialogue, les phrases sténographiées du langage courant, tout ce qui rend enfin la pièce illisible si on la publie. Je suis gêné également par le style poétique qui risque de placer les personnages en marge de la vie. Je n’affirme pas que j’ai résolu le problème. J’ai essayé d’atteindre un dialogue quotidien, mais qui soit tout de même un dialogue écrit. » (« Le Figaro »).
Parallèlement à son intense activité théâtrale, Gisèle Casadesus a également entamé une très fructueuse carrière au cinéma et à la télévision dès 1934 où elle a joué, entre autres, avec Michel Simon, Raimu, Jean Gabin, Claude Jade, Bernard Tapie, André Dussolier, Gérard Depardieu, Michel Galabru et Anna Gaylor. Parmi les metteurs en scène avec qui elle a collaboré, il y a eu Pierre Billon, Jean Boyer, Alain Cayatte, Michel Deville, Roger Vadim, Claude Lelouch, Jean Becker, Guillaume Canet, Valérie Lemercier, Josée Dayan, etc.
L’une de ses plus récentes apparitions en grand écran fut en 2010 dans un film de Jean Becker aux côtés de Gérard Depardieu : « On a envie de le prendre dans les bras, c’est un gros nounours. Il a été tout à fait sympathique et charmant, on s’est très bien entendus. ».
Ces dernières années, Gisèle Casadesus a renoncé aux planches (depuis 2005) car c’était trop fatigant pour elle mais elle n’a pas renoncé au cinéma car elle a encore tourné dans deux films en 2014 : « Ah oui, je tourne ! Ca m’amuse, et puis, on s’occupe bien de vous ! ».
Loin des rivalités et mesquineries qui sembleraient avoir cours traditionnellement à la Comédie-Française (« J’ai eu la chance de passer au travers, de ne pas le voir et de ne pas en souffrir. »), Gisèle, qui vient à chaque première de la Comédie-Française n’hésite pas à encourager et féliciter les sociétaires actuels : « Il y a une très bonne troupe. Il savent tout faire, les jeunes, maintenant, ils chantent, ils dansent, ils sont acrobates ! ». Arrière-arrière-grand-mère, elle reste donc toujours active dans sa passion qu’elle a magnifiquement servie.
Le 4 juin 2014, pour son anniversaire, Gisèle Casadesus a publié un livre de témoignage avec la collaboration d’Éric Denimal, « Cent ans, c’est passé si vite… » (Le Passeur éditeur) où elle raconte son itinéraire. La description de l’éditeur insiste sur sa personnalité : « Sans jamais se départir d’un humour subtil, Gisèle Casadesus y dévoile son amour de la vie et de la famille, sa foi profonde et sa curiosité insatiable du monde. Lire Gisèle Casadesus, c’est partager la chaleur d’un thé chez elle, se laisser bercer par sa douceur naturelle et goûter à une joie de vivre communicative. ».
Je vous souhaite donc un très bon centenaire, chère Demoiselle doyenne ! Et surtout, gardez cette jeunesse exceptionnelle qui ne vous a jamais quittée, et qui fait de vous une des précieuses perles de la culture française !