« Il est devenu inacceptable pour les citoyens que des sociétés refusent de payer leur juste contribution à l’impôt », a affirmé aujourd’hui le commissaire européen aux affaires économiques et monétaires et à la fiscalité, Pierre Moscovici. Réagissant aux révélations du LuxLeaks, en novembre dernier, qui ont montré comment des multinationales éludaient une grande partie de l’impôt sur les sociétés grâce au « rescrit fiscal » (« tax ruling »), une pratique leur assurant une interprétation souple et prévisible des lois fiscales du pays d’accueil, la Commission a proposé d’amender une directive existante afin de rendre obligatoire l’échange d’informations sur ces rescrits entre administrations (y compris les rescrits accordés depuis 10 ans).
Il « n’est pas question de faire le procès de ces rulings fiscaux », a précisé Moscovici, mais de « s’attaquer au manque de transparence », car « c’est l’opacité qui crée des utilisations critiquables » : « trop souvent, les États membres ne sont pas au courant des décisions prises par d’autres États membres », ce qui permet aux entreprises d’éluder l’impôt.
La Commission s’est engagée à présenter, d’ici l’été, un plan d’action sur la fiscalité des entreprises, notamment en créant une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (Accis).
Le Belge Philippe Lamberts, co-président du groupe Verts au Parlement européen, se montre particulièrement critique face à l’attitude qu’il juge timorée de l’exécutif communautaire.
Cette mesure est-elle suffisante pour lutter contre l’optimisation fiscale ?
C’est une bonne mesure, mais il faut la relativiser. D’une part, cette obligation est déjà prévue par directive relative à la coopération administrative entre administrations fiscales de 1977 révisée en 2011, mais la transmission n’était pas automatique. Ce n’était que dans le cas où le rescrit accordé impactait négativement les impôts prélevés par d’autres États membres, ce qui est presque systématiquement le cas, que l’information devait être communiquée. Donc, la Commission se contente de rendre cette obligation plus contraignante. D’autre part, ce n’est jamais qu’une communication entre autorités fiscales. Si l’on voulait réellement lutter contre la fraude et l’évasion fiscale, il faudrait instaurer la transparence vis-à-vis du public, car les entreprises sont soucieuses de leur image. Mc Donald n’a pas aimé que la presse raconte que sa filiale luxembourgeoise, qui emploie en tout et pour tout une dizaine de personnes, faisait des milliards de profits sur lesquelles elle ne payait qu’un millième de taxe. Obliger les entreprises à publier dans leur rapport annuel les rescrits fiscaux dont elles bénéficient et l’impact que cela a sur leur chiffre d’affaires total, c’est cela qui aurait un véritable impact.
Les rescrits fiscaux, une pratique réservée aux entreprises, sont-ils justifiés ?
Le rescrit permet aux entreprises de bénéficier d’une interprétation favorable des lois fiscales, car celles-ci ont une marge d’appréciation importante. De fait, plus la législation est complexe, plus il y a de moyens d’en atténuer l’impact. Ce n’est pas un hasard si, au niveau européen, les lobbyistes s’ingénient à insérer des règles particulières, des exemptions, etc., de sorte que la législation devienne un véritable emmental. Ne faudrait-il pas plutôt rendre notre législation moins sujette à interprétation ?
La proposition déposée aujourd’hui par la Commission, c’est donc beaucoup de bruit pour pas grand-chose ?
Je m’attendais au moins à ce que la Commission double la mise en ajoutant un article à la directive sur la transparence fiscale qui aurait obligé les multinationales à publier, pays par pays, les éléments principaux de leurs résultats : le nom sous lequel elles opèrent, les chiffres d’affaires réalisés, le personnel, les aides d’État dont elles bénéficient, etc. À l’initiative des Verts, cette obligation existe déjà pour les banques depuis le 1er janvier 2015. L’extension de cette mesure à toutes les entreprises multinationales aurait requis cinq minutes de courage politique. Mais il y a des résistances extrêmement fortes au sein de la Commission et du Parlement européen : certains, pour des raisons inavouables, continuent à défendre l’opacité derrière laquelle les entreprises se cachent pour éluder l’impôt. La première mesure de lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, c’est la transparence, car, même si c’est légal, c’est politiquement intenable. Jean-Claude Juncker l’a appris à ses dépens, lors du Luxleaks.
Existe-t-il une majorité au sein du Parlement européen pour voter un amendement en ce sens et durcir les propositions de la Commission ?
La transparence que nous avons réussi à imposer aux banques a été le fruit d’une bataille homérique. Mais, au final, le Parlement a réussi à convaincre le Conseil des ministres de se rallier à cette mesure. Serons-nous prêts à mener la même bataille pour étendre cette transparence mère-filiales à toutes les multinationales? Dans le cadre de la directive sur le droit des actionnaires qui est en cours de discussion, les Verts, soutenus par la gauche radicale, ont déposé un amendement en ce sens. Il a déjà été voté de justesse par une commission parlementaire. Si nous l’emportons en plénière, ça sera sans doute ric-rac. Ce qui montre qu’il y a, à tout le moins, une forte minorité soucieuse avant tout des intérêts des multinationales.
La lutte contre l’évasion fiscale est devenue une priorité européenne sous l’impulsion des États-Unis qui, à la suite de la crise de 2007, ont estimé que l’érosion de la base fiscale des entreprises n’était plus tolérable. Encore une fois, comme pour le secret bancaire, ce sont les Américains qui donnent le la…
C’est à la suite de la loi FATCA que le secret bancaire est tombé en Suisse et dans l’Union, ce qui ramène à sa juste mesure cette « victoire » européenne. Sur l’impôt sur les sociétés, c’est effectivement la même chose. Et je crois que les autorités européennes espèrent que l’indignation publique suscitée par le luxLeaks cessera pour pouvoir continuer comme avant. Le « paquet fiscal » présenté aujourd’hui est typique de cette tentation de ne rien changer fondamentalement : s’il y avait une réelle intention d’agir contre l’évasion fiscale des grands groupes, la transparence comptable aurait du faire parti des mesures annoncées. Or, les commissaires Européens pro-business, qui sont sans doute majoritaires à la Commission, jouent la montre en la renvoyant à juin prochain. Je vous parie qu’en juin, on renverra ça à la fin de l’année…
Est-ce que c’est l’Union en tant que telle qui protège les grands groupes ou les États qui se cachent derrière l’Union ?
L’Union c’est, dans une large mesure, l’émanation des classes politiques des États membres. Et il est clair qu’une majorité de la classe politique est pro-business, comme le montre, par exemple, la négociation du traité transatlantique dont on sait que les seuls demandeurs sont les entreprises multinationales ?