Belfast est une poudrière en équilibre instable. Une ville d’acronymes à trois lettres dont les reportages radiophoniques se résument obstinément au soufre et à la souffrance. Une capitale défigurée par les armes, abritant les inimitiés les plus farouches et déchaînées. Percluse d’amertume, elle voit la haine enfler, puis déferler, catholiques et protestants se rendant coup pour coup au nom de principes aujourd’hui dénaturés et largement gangrénés. Si rien ne ressemble plus à un républicain nationaliste qu’un unioniste loyaliste, ces jumeaux nord-irlandais qui s’ignorent ne sont pourtant unis que dans l’impossibilité d’épousseter leur idéologie, n’échangent qu’au travers de groupes paramilitaires prêts à semer le désordre, la mort et l’aveuglement. Civilisation dévoyée et corrompue, l’Ulster incendie ses balises à coups d’impérialismes antagonistes, de ségrégation confessionnelle et de revendications tous azimuts. Alors que les menues ruptures et les détonations rythment son existence, une misère en grappe s’agglutine autour de quelques poches de pauvreté devenues presque inextricables, zones mornes et désœuvrées où les clapiers grisants s’étendent à perte de vue.
Foisonnant et feuilletonesque, Eureka Street sonne comme un opéra mélancolique. Une fresque humaine à deux têtes – la double narration – évoluant dans un cadre lugubre et embrasé. Robert McLiam Wilson y renvoie dos à dos Belfast et Beyrouth, deux capitales bouillonnantes où la quiétude s’est éteinte comme un feu de chaume. Il fait de l’Ulster un personnage à part entière, étendue lasse et morose suspendue à des velléités hétérogènes, à des humeurs bariolées. Un terrain miné, circonscrit, où toute destinée se jauge à l’aune d’un conflit protéiforme n’enfantant que des vaincus.
La tectonique des ploucs
L’action d’Eureka Street se situe peu avant et après le cessez-le-feu de 1994. Deux adeptes de cavalcades nocturnes, les désabusés Jake et Chuckie, respectivement catholique et protestant, traînent leur carcasse massive dans une Belfast divisée, érigeant leur amitié en contre-exemple absolu, contrariant à eux seuls un climat délétère de désunion et de tensions tantôt sourdes, tantôt assourdissantes. Figures contrastées et attachantes, ces deux protagonistes vont interroger l’animalité et la systématisation d’un conflit dont les tenants et aboutissants se brouillent à mesure que les saisons s’égrènent, que les dépouilles anonymes et malchanceuses s’empilent.
Dénominateurs communs d’une galerie de personnages aussi singulière qu’abondante, ces deux prolos au destin capricieux sous-tendront des arches sentimentales cousues d’or, des illusions tragiquement déchues, des rapports sociaux globalement accidentés, des états d’âme plus ou moins affirmés – Jake et le « recouvrement », Chuckie et la réussite matérielle – ou encore une certaine conception de l’Amérique, carburant à la célébrité et aux apparences, en rupture consommée avec la réalité.
Sillonnant son vaste terrain de jeu, alliant justesse et densité, Robert McLiam Wilson aligne les formules bien troussées et les traits d’esprit fusant comme des balles de golf. Chauffée à blanc, trempée tour à tour dans la poésie, le cynisme et un clinique privé d’ivresse, sa plume se montre à même de convertir le moindre plouc en un demi-dieu céleste, une entité abstraite échappant à toute convention. De quoi porter haut ce chef-d’œuvre titanesque où le cœur, l’abandon et l’euphorie le disputent à la raison, la détresse et le repli sur soi.