Dans le langage ordinaire, on dit souvent que certaines choses sont mystérieuses. Mais l’on dit aussi que les choses sont énigmatiques. Le mystère se distingue de l’énigme, laquelle désigne par exemple un jeu proposé qu’il faut résoudre ou alors dans un polar, un crime qu’il faut élucider. Il y existe une collection littéraire policière qui s’intitule l’Enigme. Un crime représente l’énigme par excellence. Avec un cadavre, une scène, des indices, une investigation auprès des témoins et des proches. Le propre d’une énigme, c’est qu’elle contient la réponse. Ce qui ne veut pas dire que les enquêteurs vont trouver cette réponse. Parfois, le crime est élucidé rapidement, d’autres fois l’investigation prend du temps et nécessite beaucoup de travail. Dans un roman noir, l’enquête prend forcément du temps, autant pour l’écrivain que pour le lecteur. Dans le monde réel, en quelques rares occasions, on ne connaît pas la solution de l’énigme. On dit alors que le crime est parfait. Celui qui commet un crime parfait s’emploie parfois à brouiller les pistes. Son intelligence diabolique lui permet de laisser derrière lui une énigme insoluble. C’est un excellent thème pour un romancier.
L’énigme est présentée à juste raison comme une chose difficile à comprendre. En ce sens, elle se différencie de la devinette qui s’offre aussi comme une question mais qui relève plus du jeu. Dans l’émission Fort Boyard, le père Fouras propose des devinettes et non pas des énigmes. C’est dans les sciences et la philosophie que la notion d’énigme est tout à fait pertinente. Une conjecture mathématique comme celle de Fermat représente une énigme des plus difficiles à résoudre. Jeanne Hersch a proposé une histoire de la philosophie en présentant une série de figures majeures de la pensée occidentale dont les moments clés sont présentés à travers le thème de l’étonnement éprouvé par un philosophe dans un contexte historique donné, avec des faits politiques, sociétaux, culturels et scientifiques. Son essai intitulé L’étonnement philosophique aurait pu tout aussi bien s’appeler : « le philosophe face à l’énigme de son temps ». Une image bien connue, Hegel observant Napoléon sur son cheval et l’interprétant comme l’esprit du monde. Est-ce Napoléon qui suscita l’énigme ou alors la solutionna ?
S’il y a bien un domaine parsemé d’énigmes à résoudre, c’est la science, avec les molécules de la vie, les particules, le cosmos et beaucoup de choses qui finalement, s’avèrent difficiles à comprendre mais pas impossibles puisque toutes les théories scientifiques constituent en un certain sens des énigmes résolues. Alors que d’autres énigmes courent toujours. C’est le cas de la cosmologie quantique qui tente de concilier la gravité et la physique quantique. Certaines énigmes sont peut-être insolubles pour des raisons qu’il faut élucider, ce qui constitue une énigme supplémentaire. Une énigme peut-être insoluble soit parce qu’elle est mal posée, soit parce qu’il n’y a pas de solution à dimension humaine pour la résoudre.
Une chose difficile à comprendre peut alors relever non pas d’une énigme mais de ce qu’on appelle un mystère. La philosophie peine parfois à distinguer l’énigme du mystère. Elle confond souvent les deux notions. En première approximation, on peut considérer l’énigme comme un problème que l’homme se pose avec la possibilité pour l’homme de trouver la solution de l’énigme. La philosophie propose des solutions qui parfois ne sont pas acceptées par tous. Quant à la science, elle utilise les observations qui sont un peu l’équivalent des indices dans une enquête policière. La science se sert surtout de modèles et théories pour résoudre les énigmes qu’elle rencontre. On pensera notamment au quantum de Planck ou aux deux théories relativistes d’Einstein. Ce sont deux exemples emblématiques de résolution d’énigme. On pourra aussi mentionner la découverte de l’ADN et du code génétique qui fournit une solution à au moins une énigme, celle de la transmission des caractères héréditaires par un support matériel.
Que n’énigmes résolues pourrait-on dire, depuis la nuit des temps, lorsque l’homme s’est interrogé sur la Nature et le Cosmos, essayant de comprendre pourquoi et comment les planètes se meuvent, pourquoi les choses sont ce qu’elles sont, pourquoi la vie se reproduit et les espèces sont si différentes… bref, quelques millénaires de philosophie et de science. Dans son principe, l’énigme ressemble de très près au jeu, qu’il s’agisse d’un authentique jeu comme un rébus ou alors une enquête policière et surtout une investigation scientifique. Le but de toute énigme est d’être résolue. Mais chaque énigme se catégorise par un enjeu. Pour le rébus, l’enjeu est simple, c’est simplement la joie de résoudre l’énigme et d’ailleurs, la plupart des jeux sont utilisés avec cet enjeu lié au gain de la partie, sans oublier l’autre utilité du jeu qui est de passer son temps en l’occupant si possible avec un minimum de plaisir. L’énigme d’un polar procure également du plaisir au lecteur. C’est certainement plus passionnant qu’un rébus. Le polar est un genre littéraire dans lequel l’énigme sert souvent de fil narrateur pour dépeindre des personnages. Comme l’a bien compris Caillois, le polar a remplacé le roman héroïque à partir de l’ère industrielle et urbanisée. Dans la vie réelle, l’énigme policière est un enjeu pour la société, celui de trouver un coupable, de le traduire en justice et de satisfaire les parties civiles une fois le jugement prononcé. Mais aussi de résoudre le plus d’affaires possibles, ce qui peut avoir un effet dissuasif pour ceux qui seraient tenté de passer à l’acte criminel.
Le cas des énigmes scientifiques mérite une analyse plus poussée quant au mode opératoire permettant de poser et résoudre une énigme, sans oublier les motivations, les intentions et les enjeux qui sont loin d’être anodins. La science ressemble à un jeu qui se déroule entre les hommes et la nature. Ce qu’on peut affirmer sans se tromper, c’est que toutes les théories scientifiques sont des énigmes résolues, parfois partiellement. Et que pour faire de la science, il faut poser des énigmes. Les épistémologues parlent d’hypothèses mais je préfère raisonner en terme d’énigme. Des petites et des grandes énigmes de l’univers qui ont été résolues parce qu’elles ont été posées.
Quelles différences entre le mystère et l’énigme scientifique ?
Il ne faut pas confondre ces deux notions que sont l’énigme et le mystère. Si l’on comprend bien ce qu’elles signifient, alors on s’oriente aisément vers une différence fondamentale. Une énigme, si elle est soluble, sera résolue par des moyens inventés par l’homme. Plus précisément, lorsqu’il est question de science, l’énigme se résout grâce à une forme phénoménale produite par la Nature lorsque celle-ci est capturée par les moyens technologiques construits par le scientifique. C’est dans ce sens que j’entends le moyen inventé par l’homme. Prenons un exemple d’actualité. Le modèle standard prévoit l’existence d’une particule de Higgs. Pour résoudre cette énigme, il faut disposer de moyens (qui sont colossaux, développés par le CERN) mais encore faut-il que la particule apparaisse parmi les collisions. Les physiciens ont détecté cette particule mais ils auraient tout aussi bien ne rien trouver. Pour le dire avec philosophie, la solution d’une énigme passe par des moyens matériels et des phénomènes objectifs. Les faits expérimentaux se présentent comme des indices, voire des pièces d’un puzzle servant à résoudre une énigme.
Et le mystère ? Il répond également à une recherche, comme l’énigme, mais sans trop user les mots, je dirai que l’énigme est une enquête alors que le mystère relève d’une quête. On vit parmi l’énigme car les indices, faits et pièces du puzzle sont « externalisées » tandis qu’on vit avec en soi le mystère pour ne pas dire qu’on vit le mystère. On est habité par le mystère. On peut manipuler les pièces et indices de l’énigme, on peut construire les situations et les appareils pour obtenir les pièces manquantes. Mais le mystère ne peut pas se manipuler. C’est lui qui nous possède ou nous habite sous réserve que nous nous prêtions à cette disposition qui consiste à accueillir le mystère. Il y a quelque chose de passif ou de patient dans le mystère. Etre passif s’entend également au sens d’être patient et d’attendre, d’espérer, pour accueillir le mystère. Ce qui ne s’accorde pas forcément avec notre mode de vie agité. Comme dans l’énigme, le mystère est une affaire de complément. Dans l’énigme scientifique, le « complément » est inventé, façonné par l’homme, ou trouvé dans la nature et les faits qui s’inscrivent dans les appareils de mesure. Dans le mystère, le complément provient d’une instance extérieure à l’homme. Pour être précis, on doit distinguer deux catégories de mystères, qui se sont entrecroisés, complétés ou combattus. Ce sont les mystères de l’Antiquité païenne et les mystères décrits par la théologie chrétienne. Il ne faut surtout pas les confondre !
Lorsque le mystère se manifeste, quelque chose d’autre arrive, ou bien de l’extérieur, un signe, une parole, un miracle ; ou bien « s’immisce » dans le patient (le sujet), une émotion esthétique, une révélation gnostique, une grâce rédemptrice. Le bien, le vrai, le beau, l’Eros, le Logos, l’Ethos.
On doit insister sur une distinction absolument fondamentale. L’énigme, une fois résolue s’achève, clôt une séquence, alors que l’avènement du mystère ouvre. Car le mystère est à la fois ce qui se montre et ce qui se cache. L’énigme ne se déroule que sur une face, le mystère sur deux faces. La résolution d’une énigme scientifique en amène parfois une autre, sous réserve de trouver d’autres pièces et indices pour construire cette nouvelle énigme en partant de la précédente. Le mystère apporte avec la réponse un sens caché ; les deux pôles du mystère sont consubstantiels.
J’insiste à nouveau sur cette distinction fondamentale entre le mystère et l’énigme. Cette distinction est aussi celle entre l’expérience intime du mystère et l’expérience scientifique qui cherche à résoudre une énigme en jouant sur la théorie, sur la mesure des phénomènes ou sur les deux combinés. Il ne faut pas chercher à appliquer les principes et méthodologies de la science à l’étude et à la compréhension du mystère humain et je précise bien « humain ». La raison étant qu’il y a une « différence ontologique » non pas entre le Mystère et la Nature mais entre l’expérience du mystère et l’expérience scientifique. Cette différence se traduit en distinction opératoire. La science fonctionne avec le principe des expériences reproductibles, dans le temps et l’espace. Une réaction chimique observée le 25 mars 2015 à Los Angeles le sera également à Pékin le 18 avril 2022. La Nature ne connaît pas la liberté. Elle se plie spontanément aux mesures expérimentales. La Nature phénoménale ne se cache pas, elle se dévoile dans l’expérience sans « rechigner ». A l’inverse, le mystère vécu par l’homme est singulier, personnel, il ne se reproduit pas à volonté, surtout pas sur « commande ». Chaque expérience du mystère est singulière même si les émotions et choses vécues présentent des caractères communs d’une personne à une autre. Le mystère repose sur la liberté et sur la rencontre entre l’homme et une « instance divine » qui elle aussi, dispose d’une liberté. Le mystère vécu par l’homme repose sur la rencontre de deux libertés, celle de l’homme et celle de « Dieu ».
L’homme rencontre les mystères divins pour parler comme Platon ou alors les mystères de Dieu pour parler comme un chrétien. De ce côté, rien de nouveau. La théologie avance. Par contre, l’homme a négligé une chose essentielle, ce sont les mystères de la Nature. Les scientifiques modernes ont étudié la Nature avec les méthodes de l’énigme (expériences) en oubliant de la comprendre en « sondant » les mystères de la Nature. Par sonder je n’entends pas expérimenter mais interroger les descriptions scientifiques disponibles et tenter de comprendre non pas comment la Nature se donne à l’expérience mais qu’est-ce que la Nature et comment elle advient. Autrement dit interroger le mystère de la Création mais sans aucune référence à un Créateur. L’hypothèse d’une Création sans Créateur est une belle idée à creuser. Une Création qui bien évidemment n’a rien de commun avec les récits de la Genèse mais se déroule avec le temps de l’évolution du cosmos (local) et ensuite de l’évolution pour ce qui concerne les deux milliards d’années nécessaires pour passer du monde prébiotique à celui des humains.
Retenons une chose fondamentale avec un aphorisme : le temps que prend le Mystère est aussi le mystère du Temps. Si l’on interroge le mystère de la Création, il faut aussi interroger le temps. Concevoir la Création avec un Créateur et un temps réduit, c’est se tromper en faisant de la création une énigme et non un mystère. Le créationnisme veut achever le mystère, la science l’ignore en croyant qu’il n’existe pas ou qu’il est inaccessible. Le créationnisme traite le mystère comme une énigme. La science positive considère la Nature comme une énigme sans mystère. Ce qui est soluble comme une énigme appartient à la science mais pas le mystère. La science positive a réduit à la Nature à sa contrepartie accessible comme l’est une énigme mais fort compliquée.