Il arrive parfois que l’actualité éditoriale rencontre l’actualité ; tel est aujourd’hui le cas avec la publication de l’essai de Jean-Claude Cousseran et Philippe Hayez, Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie (Odile Jacob, 375 pages, 25,90 €), concomitante de l’examen devant Parlement du projet de loi relatif au renseignement. L’ouvrage, co-rédigé par deux hauts fonctionnaires spécialistes du sujet, apporte un éclairage pertinent sur les politiques de renseignement en vigueur dans les principaux Etats démocratiques.
Loin des fictions littéraires et audiovisuelles à succès, ce livre propose, de manière très documentée, mais abordable à tout lecteur, « de mesurer comment et dans quelles conditions ce secteur des politiques publiques, profondément enraciné dans une culture du secret, du cloisonnement et de la clandestinité, s’insère dans les démocraties fondées sur le suffrage, la délibération, la critique, la transparence et le droit, avec quelles tensions, quels arbitrages et quelle cohérence. »
Cette démarche se révèle d’autant plus utile que le public, en fonction de la culture à laquelle il appartient, appréhende le sujet avec une proportion variable de suspicion, voire de défiance. Si les Anglo-saxons semblent depuis longtemps familiarisés avec la notion d’Intelligence – ce qui n’exclut pas parfois une certaine réticence légitime – les Français se montrent traditionnellement et psychologiquement beaucoup plus méfiants. Les auteurs rapportent ainsi les propos du colonel Lewal dans ses Etudes de guerre (1881-1882) : « le caractère chevaleresque de notre nation se prête malaisément à l’emploi de ce moyen qui présente quelque chose de traitre et de déloyal. »
Cultures nationales du renseignement, modes d’organisation (et leurs carences), degré d’autonomie vis-à-vis des autorités, techniques d’acquisition et de traitement de l’information, actions clandestines, adaptation à la cyberdimension, échecs cuisants sont ainsi clairement abordés, dans une perspective à la fois historique et transnationale illustrée de tableaux comparatifs et d’exemples concrets qui n’excluent pas la description détaillée de dérapages et de scandales. Ces derniers soulèvent à la fois des questions d’éthique au sein des services et d’abus de la part des acteurs impliqués et des gouvernements.
La problématique très actuelle de l’intelligence économique fait en outre l’objet d’intéressants développements, axés sur les relations des services avec les acteurs privés, mais aussi sur l’encadrement strict du « passage des anciens des services dans les entreprises, et a fortiori, dans les sociétés de renseignement privé. » La plupart des scandales liés à ces cabinets, dans la dernière décennie, qui impliquait d’anciens des services dans l’emploi de pratiques légitimes pour les Etats, mais illégales pour des entreprises, justifie pleinement la nécessité d’une telle réglementation.
Les derniers chapitres, consacrés au pilotage politique du renseignement et à son contrôle apportent d’importants axes de réflexion, notamment dans la perspective de la loi qui vient d’être adoptée par les députés. La position des auteurs est ici exprimée sans ambigüité : « [La politique du renseignement] suppose le respect de plusieurs des principes fondamentaux d’une démocratie : séparation des pouvoirs, respect de la norme de droit, protection des libertés fondamentales. Or, l’activité des services met par essence en péril les deux derniers de ces principes car ceux-ci peuvent contourner les règles de droit et menacer les libertés individuelles. »
Il ne fait aucun doute que la menace terroriste islamiste, en opposant les démocraties à un ennemi non-conventionnel, sans terre, sans ligne de front définie, imprévisible et, de par sa dimension pseudo-religieuse, capable de substituer l’irrationalité à la logique, représente un défi auquel l’Etat doit répondre. Le nouveau texte, en donnant un cadre légal à des pratiques jusqu’à présent non réglementées, participe à une clarification de la situation.
Toutefois, la méfiance d’une partie de la population à son égard n’est pas dénuée de légitimité. La définition, très large, sinon très floue, des missions des services de renseignement, qui s’étend bien au-delà du champ du terrorisme, l’utilisation de technologies de surveillance et d’interception potentiellement de masse peuvent inquiéter. En l’absence de garanties autres que verbales, elles constituent un outil qui, mis à la disposition d’un pouvoir moins soucieux des libertés individuelles, menacerait et limiterait sérieusement ces dernières. Or, l’exemple de l’utilisation dévoyée de la vidéosurveillance par certaines villes offre un exemple de nature à justifier cette méfiance : « vendue » aux citoyens par les politiques au nom de la sécurité (on parlait alors de « vidéoprotection »), ces installations servent aujourd’hui surtout à verbaliser les automobilistes dans un souci (non avoué) d’autofinancement – une dérive annoncée dans ces colonnes dès avril 2009. Par ailleurs, il serait illusoire de croire qu’en matière de lutte contre le terrorisme, le « tout technologique » apporterait une réponse : les récents attentats le prouvent ; la coopération internationale, mais surtout le renseignement humain, incluant des missions clandestines (infiltration, etc.) jouent, sur ce terrain, un rôle prépondérant, la technologie devant majoritairement rester un auxiliaire mis à son service.
Construire des pare-feux contre les dérives qui fragiliseraient le modèle démocratique, comme le soulignent Jean-Claude Cousseran et Philippe Hayez, impose un contrôle strict par une haute autorité indépendante. Or, la création de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) semble aujourd’hui loin d’offrir des garanties équivalentes à celles que préconisent les auteurs dans leur essai, ce qui, in fine, en justifie la lecture.