Les eurosceptiques et les europhobes pèsent pourtant 22,63 % des 751 eurodéputés (contre 16 % lors de la législature 2009-2014), un étiage qu’il n’avait plus atteint depuis 1984 (ils représentaient alors 20 % des sièges). Mais ils ont été, comme à leur habitude, incapable de s’entendre, le rejet de la construction communautaire ne constituant pas une base d’entente suffisante entre des partis aux idéologies souvent diamétralement opposées.
Les eurosceptiques se retrouvent donc éclatés en trois groupes d’inégale importance, ce qui affaiblit d’emblée leur capacité de nuisance. D’abord, le groupe ECR, eurosceptique, mais démocrate, constitué autour des conservateurs britanniques (19 membres) et du PiS polonais (19 membres), qui parvient, avec 70 eurodéputés, à occuper la troisième place des groupes. Ensuite, on trouve les europhobes de l’EFD (48 membres), fondé par le UKIP britannique de Nigel Farage, qui remplit tout juste les conditions nécessaires (il faut des députés originaires d’au moins sept pays, chiffre atteint grâce à une défection d’une députée du FN). Et, enfin, les non-inscrits (52, dont les 23 élus du FN) qui n’ont aucune prise sur la marche des travaux du Parlement.
Le KO technique de Marine Le Pen, qui n’a pas réussi à constituer un groupe politique, son parti faisant figure d’épouvantail pour la majorité des europhobes, n’a pas suffi aux pro-européens. En signant un accord de majorité, le PPE (premier groupe politique avec 221 députés), le S&D (191 membres) et les libéraux (67 élus, dont ceux de l’alliance UDI-Modem) ont aussi voulu priver l’EFD de Farage des postes auxquels il pouvait prétendre, à savoir une présidence de commission parlementaire et une vice-présidence du Parlement. Ceux-ci tombent dans l’escarcelle du groupe présidé par Guy Verhofstadt (qui hérite donc de deux commissions, dont celle du budget promis à Jean Arthuis). Les europhobes sont donc totalement isolés. «Néanmoins, c’est Nigel Farage qui sera le champion de l’europhobie et non pas Marine Le Pen, car il a réussi à agréger autour de lui des forces politiques, comme le mouvement de Beppe Grillo », s’amuse Alain Lamassoure, le président de la délégation UMP au sein du PPE : «quelle humiliation !»
Les eurosceptiques de l’ECR, jugés plus fréquentables, s’en tirent, eux, plutôt bien : devenus troisième groupe du Parlement devant les libéraux, notamment grâce à l’appoint de partis xénophobes qui siégeaient auparavant avec Farage, ils auront droit à deux commissions, dont celle du marché intérieur et de la défense (qui été présidée par l’UMP Arnaud Danjean entre 2009 et 2014).
La percée des europhobes n’a pas que des inconvénients selon Alain Lamassoure : «elle va renforcer le caractère europhile du Parlement en nous obligeant à sortir du ronron, à être plus audacieux, plus inventif pour contrer leur influence ». Surtout, «la législature va être infiniment plus politique que précédemment : la présence eurosceptique, l’élection du président de la Commission par le Parlement et l’accord de gouvernement entre les trois grandes familles politiques vont obliger les députés à faire de la politique et plus seulement de la législation», approuve un haut fonctionnaire de l’europarlement.
La grande coalition conservateurs-libéraux-socialistes ne vise pas seulement à dresser un cordon sanitaire, mais aussi à sécuriser l’élection de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission désigné, qui aura lieu le 16 juillet à Strasbourg. Certes le PPE et le PSE, qui ont décidé de se partager la présidence du Parlement (2,5 ans pour le socialiste allemand Martin Schulz, candidat malheureux à la présidence de l’exécutif européen, 2,5 ans sans doute pour le conservateur Alain Lamassoure), totalisent 412 voix à eux deux, soit plus que la majorité absolue requise de 376 voix. Mais entre les absences et les probables défections (les 12 conservateurs hongrois ou les 20 travaillistes britanniques voteront contre Juncker), la marge était trop faible, d’où l’appoint nécessaire représenté par les 67 libéraux. Une perte en ligne de plus de 100 députés est, de fait, peu probable. Comme l’a expliqué l’ADLE, l’accord «garantit une meilleure base afin de construire une majorité stable pour la prochaine Commission». En outre, cette majorité de 376 voix est nécessaire pour adopter les lois européennes, d’où l’importance de la consolider par un véritable accord de gouvernement, une première dans l’histoire du Parlement.
Sans compter que les Verts (50 sièges) et la GUE (52 députés, un groupe qui n’est nullement europhobe comme le montre le départ des staliniens antieuropéens du KKE grec) apporteront ponctuellement leur soutien à cette grande coalition, notamment dans le domaine des libertés publiques, mais aussi dans celui de la législation économique et financière, l’air du temps étant à la réglementation du marché…
La composition du Parlement n’est évidemment pas figée. Il est probable que certains partis siégeant sur les bancs des non inscrits essayeront de rejoindre un groupe politique : le PVV de Geert Wilders pourrait ainsi être tenté, après avoir épaulé le FN dans sa tentative de constituer un groupe, de rejoindre l’EFD. La Ligue du Nord pourrait faire de même, mais il risque de se heurter au refus de Cinque Stelle… De même, il n’est pas certain que l’ECR garde tous ses membres, ce groupe étant présidé par un musulman d’origine indienne, le conservateur britannique, Syed Kamall, ce qui pourrait causer quelques crises d’urticaires à ses membres les plus xénophobes, comme le PiS polonais. Enfin, l’existence de l’EFD ne tient qu’à un pays (il faut 25 députés originaires d’au moins 7 pays pour en former un).
Élément notable, cette législature marque un affaiblissement sans précédent de l’influence française : le FN ayant obtenu 24 députés (l’un de ses élus l’a depuis quitté pour siéger à l’EFD) sur un total de 74, ce sont autant de postes «stérilisés» puisque le parti Marine Le Pen ne siège dans aucun groupe. Mécaniquement, les Français sont affaiblis au sein du PPE (troisième délégation nationale derrière les Allemands et les Polonais) et du S&D (sixième délégation). Résultat des courses : le PS n’aura aucune présidence de commission et l’UMP est relégué à la commission pêche (contre le budget et la défense précédemment), même si elle peut se consoler avec une vice-présidence du groupe PPE et un poste de questeur (Brice Hortefeux s’est fait battre au sein du PPE pour un poste de vice-président du PE). «Les Français payent leur éclatement», se désole Alain Lamassoure.