De l'assassinat du président Kennedy en 1963 au retentissant scandale du Watergate dix années plus tard, les États-Unis ont traversé une ère tumultueuse, désenchantée, ayant progressivement et inlassablement phagocyté l’espérance collective. En butte à la défiance, mis à contre-poil, le citoyen américain a alors vu, par deux fois, Francis Ford Coppola interroger une morale vacillante, insubordonnée, coupable des transgressions qui ont ébranlé le pays dans un ressac assourdissant. C’est ainsi que Le Parrain et Conversation secrète se sont posés en gardiens du temps, témoins privilégiés d’une démocratie en état de délabrement. Du miroir tendu au flottement des figures, le porte-drapeau du « Nouvel Hollywood » a ainsi portraituré, à traits fins, une Amérique disgraciée et au bout du rouleau.
Paranoïa
Le solitaire Harry Caul a un œil et une oreille partout. Spécialiste en filature faisant autorité dans la profession, il est chargé par le directeur d’une éminente entreprise d’espionner son épouse et l’amant qu’elle fréquente. Un contrat plus délicat qu’il n’y paraît pour un homme tourmenté qui ne cesse de ressasser ses échecs passés. Une mission d’autant plus embarrassante qu’un complot meurtrier semble se nicher au cœur du maillage d’informations, abondant et enchevêtré, qu’il parvient à recueillir. De cette intrusion chèrement monnayée résultera une double paralysie, narrée d’une part, observée de l’autre.
Velu et enfiévré, Conversation secrète ne saurait se réduire à quelques états d’âme vaguement moralisateurs. Annonçant une tragédie imminente, sondant la nocivité des avancées technologiques, ce thriller d’espionnage flirte constamment avec la paranoïa, faisant de l’espace le plus anodin une menace en puissance à l’endroit des libertés. À la faveur du personnage de Harry Caul, magnifié par le jeu intériorisé de Gene Hackman, Francis Ford Coppola élargit ses saillies pamphlétaires hors de toute proportion humaine. Si son expert en filature se repasse inlassablement des bandes sonores capturées à la sauvette, s’il éprouve le besoin irrépressible de se repentir dans un confessionnal, c’est avant tout parce qu’il a mauvaise conscience, lucide quant à la portée potentiellement infinie de ses actes, amoraux par nature, et parfois destructeurs. Le conflit intérieur qui ronge Harry n’est finalement que le prolongement des repères brouillés sur lesquels se fondent les affaires publiques. En corrompant le droit, l’Amérique de Nixon a sacrifié sa respectabilité. L’austère Caul y a quant à lui probablement abandonné son âme.
Effet boomerang
En bon chef d’orchestre, Francis Ford Coppola se repaît d’inflexions narquoises et fait de la ville un plateau télévisé, un espace truffé de micros et de caméras, une ébauche d’authenticité à l’attention de voyeurs en tout genre. Ainsi, il renonce aux fleurets mouchetés et place définitivement son propos sous le signe, prégnant, d’une liberté immaculée.
Enchevêtrement d’idées, enchevêtrement d’images. Si le travail d’écriture s’achève en apothéose, Conversation secrète donne également lieu à une réalisation porteuse de sens et quelques plans-séquences vertigineux. Avec une précision d’horloger, Coppola reformate l’espace et transforme l’appartement de Harry Caul en un monde clos, terne, étouffant, sans échappatoire. Une tanière sécurisée bientôt dépecée, réduite en lambeaux, au détour d’une séquence finale exquise, d’une ironie mordante, confrontant l’indiscret à ses indiscrétions. Ou comment noyer la sorcière dans sa marmite.