Politiser l’Union, c’est la faire entrer dans l’ère de la démocratie parlementaire, en acceptant le candidat présenté par le Parlement européen pour succéder à José Manuel Durao Barroso à la présidence de la Commission, l’exécutif européen. L’ancien premier ministre social-chrétien luxembourgeois, tête de liste des conservateurs européens du PPE, vainqueurs des élections du 25 mai, sera donc à la fois élu par les députés européens et par le Conseil des chefs d’État et de gouvernement, et non plus désigné par les États à huis clos, et, c’est aussi une première, sur la base d’un contrat de gouvernement. En clair, les États et les groupes politiques qui soutiennent Juncker (le PPE et les socialistes, majoritaires à eux deux au sein du Parlement européen, et peut-être les libéraux) devront se mettre d’accord sur le mandat confié au président de la Commission pressenti.
C’est sur la politique qui sera menée durant cinq ans que comptent peser les socio-démocrates européens, faute d’avoir gagné les élections (il s’en faut de trente sièges au Parlement), en échange de leur soutien à Juncker. Ils réclament « du temps pour la réduction des déficits » en échange des « réformes » a résumé le vice-chancelier allemand Sigmar Gabriel, sinon la croissance restera en panne. Le partenaire d’Angela Merkel voudrait même, comme Matteo Renzi, que les dépenses « occasionnées par les mesures de réformes » soient sorties du calcul du déficit public. « Sinon, les pays endettés ne pourront plus du tout investir pour leur avenir », a prévenu le secrétaire allemand aux affaires européennes, le social-démocrate Michael Roth. Il faut donc une interprétation « intelligente » du Pacte de stabilité, selon le mot de Michel Sapin, le ministre français des Finances, ce que demande aussi le FMI qui s’inquiète du faible niveau des « investissements publics ».
Du côté des chrétiens-démocrates (CDU) allemands, on ne l’entend pas de cette oreille : il n’est pas question de toucher au Pacte de stabilité et de répéter l’erreur de 2003 qui a conduit à la crise de la zone euro en relâchant la discipline budgétaire. Mais, « la chancelière sera amenée à bouger », estime-t-on à l’Élysée. De fait, Angela Merkel a tenu à souligner que le Pacte offre « une multitude de possibilités de flexibilité »…
Les socio-démocrates jugent nécessaire de relancer les investissements dans cinq domaines prioritaires : les « grandes infrastructures en particulier en matière d’énergie, de transport et de numérique », la « recherche et l’innovation », « l’efficacité énergétique », la « formation et la qualification des jeunes » et les « besoins en matière de santé ». L’Élysée a été plus loin dans une note transmise à Herman Van Rompuy en détaillant les sommes nécessaires et les sources de financement possibles : outre l’utilisation des marges de manœuvre du Pacte de stabilité et la mobilisation de la Banque européenne d’investissement, elle suggère d’émettre de la dette européenne à hauteur de 1200 milliards d’euros sur cinq ans, soit neuf fois le montant du plan Marshall ou 2 % du PIB communautaire.
Cette note n’a pas été signée par les leaders socio-démocrates, car « elle aurait nécessité de longues négociations entre nous », reconnaît-on à l’Élysée. « Si le Conseil et le Parlement européen acceptent nos priorités, il reviendra à Juncker de les chiffrer et de proposer ensuite des financements adéquats ». Pour Paris, seule une relance de la croissance par l’investissement public européen permettra de réduire le niveau de déficit et de dette. Reste à en convaincre les gouvernements conservateurs et libéraux qui ne sont pas précisément sur cette longueur d’onde. En revanche, Juncker, lui, a toujours été favorable à des obligations européennes et à une relance des investissements par ce biais, ce qui explique aussi le soutien que lui apportent les dirigeants socio-démocrates.
Sa désignation ne fait d’ailleurs plus aucun doute : après le ralliement des Pays-Bas et de la Suède, hier, seules la Grande-Bretagne et la Hongrie s’y opposent encore. Leurs partenaires sont bien décidés à leur passer sur le corps, la nomination du président de la Commission pouvant se décider à la majorité qualifiée depuis le traité de Nice de 2001. David Cameron, le Premier ministre britannique, a même demandé un vote afin de graver dans le marbre son opposition. Ce faisant, il signera aussi son isolement au sein de l’Union : pour la première fois, Londres n’a quasiment plus aucun allié sur le continent. Un isolement qui risque d’accélérer sa sortie de l’Union, un référendum sur le sujet étant déjà programmé pour 2017. La politisation de l’Europe qui la rapproche d’une fédération risque de se payer au prix fort.