Vous êtes Charles Foster Kane. Issu d’un milieu modeste, voué à une existence en jachère, vous n’entrevoyez la grandeur et la fortune qu’à la lumière d’un héritage opportun. Indomptable, coutumier des exclusions scolaires, vous atteignez l’âge adulte encore secoué par les soubresauts et tressaillements d’une insouciance sélective. Désormais marié à la nièce du président, comblé d’opulence et arrimé au pouvoir, vous vous attachez à fonder un empire médiatique, un porte-voix propre à relayer vos opinions de seuil en seuil. Se lancer à corps perdu dans une guerre des idées, pour mieux consacrer son hégémonie. Non content d’avoir opéré un aggiornamento au New York Inquirer, quotidien récemment tombé dans votre escarcelle, vous mettez le feu aux poudres, avec un appétit insatiable, amorçant une escalade de dénonciations fleurant bon le parfum de scandale. Mû par un orgueil sans bornes, vous cherchez alors obstinément à décrocher un siège de gouverneur, catalyseur de lumière et de puissance. Mais plus hautes sont les ambitions, plus vertigineux est l’échec. Devenu morne et froid à l’image d’une sépulture marmoréenne, vous succombez au cynisme, aux relations accidentées, à la suffisance. Vous finirez conséquemment seul, fantôme d’un palais inachevé, pleurant les souvenirs d’une enfance perdue. Comme un ogre qui aurait gardé l’âme d’un petit poucet.
Vous êtes Orson Welles. Vous venez à peine de souffler vos vingt-six bougies et, déjà, la RKO Pictures vous accorde une liberté artistique absolue. En élève surdoué, vous avez percé les mystères du langage filmique en un temps record, avant de convoquer une horde de techniciens chevronnés dans l’espoir de mettre sur les rails un Citizen Kane pour le moins ambitieux. Après plusieurs mois d’écriture, un trimestre de tournage et neuf mois de montage en compagnie du très prometteur Robert Wise, vous tenez – enfin ! – votre première incursion au cinéma. Mais vous n’êtes pas pour autant au bout de vos peines : le magnat de la presse William Randolph Hearst, conscient d’avoir inspiré votre script, organise minutieusement le boycott, orchestrant votre échec commercial avec une rare ténacité, remuant ciel et terre pour aboutir à ses fins. Il vous en coûtera plusieurs milliers de dollars, mais certainement pas votre place dans l’Histoire. Car Citizen Kane est un tour de force appelé à faire date. Audacieux, vous avez prétexté une banale enquête journalistique pour déconstruire le récit, pour fractionner votre trame en cinq témoignages éclairants, promesse de flashbacks et de points de vue méticuleusement imbriqués, en faisant fi de toute convention narrative. Vos sauts temporels s’enchevêtrent alors comme les pièces d’un puzzle éclaté. Vous venez non seulement d’initier le film-enquête et le cinéma noir, mais vous préfigurez de surcroît des œuvres telles que Rashômon ou Usual Suspects. Aiguillé par l’indispensable Herman J. Mankiewicz, vous ne faîtes pas que portraiturer un mégalomane reclus dans un château extravagant, mais aussi une Amérique cynique et désabusée, aux repères aussi brouillés que dissonants. C’est ainsi que la Grande Dépression, les parvenus de la haute société, les fusions de capitaux, la faillite morale ou encore les scandales sexuels se verront prisonniers de votre toile, tissée avec gourmandise et maestria. Inspiré d’un poème de Samuel Taylor Coleridge, calquant la destinée de William Randolph Hearst, voire de Samuel Insull, votre Citizen Kane, faustien et affranchi, enfile les trouvailles visuelles comme des perles, faisant montre d’une puissance expressive jamais vue jusque-là.
Vous êtes un cinéphile du 21ème siècle. Vous ne tardez pas à remarquer que Citizen Kane truste les premières places de tous les classements cinématographiques. Ni une ni deux, vous vous procurez le film d’Orson Welles par des moyens plus ou moins légaux. D’emblée, vous vous montrez sensible au travail sensoriel, imputable tant à Bernard Herrmann qu’à Gregg Toland, maîtres de la musique et de l’image. En creusant le sillon, vous appréhendez une certaine contradiction chez Kane, parabole d’une Amérique qui mesure la réussite de ses citoyens à la taille de leur portefeuille. Déployant les plans et les intrigues à une vitesse folle, Citizen Kane vous envoûte à coups de dialogues velus, de segments en accolade (l’implosion progressive du couple), de déformations de perspective et de plans-séquences somptueux. La réalisation, résolument moderne, colle l’objectif au sol, capture les plafonds comme les regards face caméra, offre à l’image une netteté absolue, employant de grands angulaires et de courtes focales en vue d’exploiter au mieux la profondeur de champ, de saisir à la fois les gros et les arrière-plans. Très vite, une certitude émerge : longtemps encore vous vous souviendrez de cette chronique humaine fiévreuse, visuellement innovante, et à l’actualité jamais démentie.