« Il ne voyait pas de fourberie plus grande que de tromper ses concitoyens et de se faire passer, lorsqu’on est sans mérite, pour un homme capable de gouverner l’État. » (Xénophon, « Les Mémorables », Livre I, 7).
Un récent sondage réalisé par OpinionWay pour « Le Figaro » publié le 24 juillet 2015 a montré que les enseignants se détournaient massivement des socialistes alors qu’ils en constituaient la base électorale (seulement 21% des enseignants voteraient encore pour François Hollande en 2017 au lieu des 44% ayant voté pour lui en 2012, les autres iraient vers François Bayrou et Jean-Luc Mélenchon).
La signature du décret n°2015-544 du 19 mai 2015 (qu’on peut télécharger ici) a officialisé la réforme du collège pour la rentrée 2016, notamment en supprimant scandaleusement l’enseignement du latin et du grec ancien. Il y a une sorte de cocasserie du sort qui voudrait qu’après cette décision ruinant la capacité de se cultiver des plus pauvres, la crise du début de l’été soit venue de la Grèce. La France, qui a toujours été l’alliée et la grande sœur de la Grèce auprès des institutions européennes depuis 1974, se retrouve à devoir faire une médiation impossible. Revenons sur cette réforme du collège…
Xénophon est l’un des auteurs grecs que j’avais étudié longuement en classe avec « L’Anabase ». Mais j’aurais pu écrire aussi : c’est Lucrèce qu’on assassine ! C’est Homère, Platon, Sophocle, Aristote, Épicure, Thucydide, Euripide, Sénèque, Plaute, Ovide, Virgile, Tite-Live, Suétone, Cicéron… et même Jules César que l’on tente d’assassiner ! Ce sont nos racines gréco-romaines que ce gouvernement stupide voudrait couper à la machette.
Mais qui donc soutient la réforme du collège, à part Najat Vallaud-Belkacem, Manuel Valls et François Hollande qui s’est cru obligé, tellement c’était peu évident, de rappeler à l’ordre le 13 mai 2015 ses ministres et de leur dire qu’ils avaient un devoir de solidarité gouvernementale pour défendre cette réforme ? François Hollande a même dû parler de la réforme du collège à l’étranger, lors de sa conférence de presse à Berlin, aux côtés de la Chancelière allemande Angela Merkel, ce qui n’a pas manqué de surréalisme alors que cette réforme va casser l’enseignement de l’allemand en supprimant les classes bilangues et européennes.
Marquage à gauche, comme certains le disent ? Mais quand arrêtera-t-on enfin de politiser l’école et de penser avant tout à l’intérêt des enfants ? Et si ce n’est pas l’intérêt des enfants, à l’intérêt du pays dans trente ans ? Déjà que les professionnels du tourisme et des loisirs ont décidé du nouveau calendrier des vacances et des nouveaux rythmes scolaires. Et en plus, cela ne marque même pas à gauche : Jack Lang, Aurélie Filippetti, par exemple, s’y opposent. Même Jean-Luc Mélenchon a rejoint sans trop de surprise le camp des opposants résolus. Normal, son cœur de cible, c’est l’enseignant de lettres classiques.
Témoignage personnel
Petit retour à il y a « quelques » années (trop lointaines)… lorsque j’étais arrivé en classe de quatrième. À la fin de l’année précédente, on m’avait fortement déconseillé de choisir le latin et le grec en même temps que l’allemand et l’anglais. Chacune de ces langues, vivantes ou anciennes (quelle erreur de dire « langue morte », le pape s’exprime encore quotidiennement en latin !) était enseignée à raison de trois heures par semaine. J’avais finalement résisté, encouragé par un enseignant enthousiaste (je précise : de mathématiques, pour bien montrer qu’il n’y avait pas de défense de sa propre discipline) et j’ai été très heureux de découvrir quelque chose qui m’a ouvert l’esprit ; que la plupart des langues indo-européennes avaient des racines communes ! Mais pas seulement, que des langues comme le malgache avait aussi des racines communes (comme le mot femme). Qu’il y avait en somme quelque universalité dans la diversité. Que les différences étaient mineures face aux ressemblances. C’est cela qui était philosophiquement frappant.
Mais pour cela, il fallait étudier. Durement parfois, parce que les déclinaisons, les conjugaisons, les mots de vocabulaire (en grec, c’est un peu moins simple que le latin, il y a des articles, il y a un mode de conjugaison supplémentaire, etc.). Il n’y a jamais de fruits sans effort. C’était évidemment grâce au vocabulaire que je savourais ces options scolaires qui ne m’ont jamais été inutiles (le moindre mot compliqué que je ne connaissais pas, je réussissais à en deviner le sens rien qu’en le disséquant avec ses racines ; l’étymologie est une science accessible à tous, enfin, jusqu’en 2016). La grammaire du latin, du grec ou de l’allemand était un élément indispensable pour bien comprendre la grammaire française. Pourquoi rester avec les COD, COI etc. alors qu’il suffirait de généraliser la notion de cas de déclinaison ? Et le latin aide à comprendre la logique, qui manque tant dans les raisonnements qu’on entend dans les débats publics.
Bref, je peux dire sans crainte de me tromper que mon architecture mentale s’est bâtie durant mon adolescence notamment grâce à l’acquisition du latin et du grec. Pas forcément ma culture générale qui, elle, est plus libre et s’acquiert par les diverses lectures (encyclopédiques ou pas) hors du cadre scolaire qui, aujourd’hui, sont beaucoup plus accessibles grâce aux médiathèques et à l’Internet.
Une contribution essentielle à la logique, à l’amour des mots, mais aussi à l’ouverture d’esprit, à l’ouverture d’autres modes de vie, et à l’idée, que j’ai retrouvée systématiquement chaque fois que j’ai voyagé à l’étranger, que finalement, les humains ne sont pas si éloignés les uns des autres culturellement, comme on vaudrait nous le faire encore croire aujourd’hui pour distiller le repli sur soi et la xénophobie (peur de l’étranger).
Évidemment, ce que j’explique ici est purement personnel, et tous les enfants n’ont pas forcément l’envie, la chance, voire les capacités intellectuelles, d’étudier le latin et le grec, car il faut d’abord être au clair avec les fondamentaux, le français, les mathématiques, l’anglais (j’ai rajouté l’anglais car aujourd’hui, ne pas savoir l’anglais est aussi handicapant qu’être analphabète il y a cinquante ans), avant de suivre l’enseignement des langues anciennes. C’est pour cela qu’il n’était qu’une option facultative, non obligatoire, donnant simplement des points au baccalauréat (merci à Lucrèce pour son « De Natura rerum » !).
Je précise que, hélas, tout le monde n’est pas égal à la naissance dans la réalité, tant intellectuellement que physiquement et même physiologiquement. J’ai su très tôt que je ne serais pas un champion sportif mais j’aspire à un pays qui permette à ceux qui peuvent devenir des champions de les encourager à l’être et à l’être dans l’excellence. C’est la même chose pour le latin et le grec. L’égalité de l’État, c’est de permettre à tous, sans exception, d’aller au bout de leur potentiel, de leurs limites. Pas de faire la même chose.
La bataille des anciens et des modernes
Eh non, le sujet n’est pas la bataille entre les anciens et les modernes comme voudrait le faire croire le gouvernement actuel, entre les « pseudo-intellectuels » et les « rien du tout d’intellectuels ». D’ailleurs, c’est assez vain d’opposer ce qui est compatible, de cliver ce qui peut être réuni.
Le « avant c’était mieux » est une réflexion terriblement narcissique : avant, c’était quand on était jeune, donc, c’était forcément mieux. Mais la situation n’était pas meilleure que maintenant. Il y a beaucoup plus de jeunes d’une classe d’âge qui accèdent à un certain niveau d’enseignement qu’il y a cinquante ans. Il y a beaucoup plus d’élèves excellents que dans le passé (la concurrence dans les concours, les postes à pouvoir, est très rude, et cherchez dans le monde un spécialiste très pointu dans une discipline scientifique très exotique, et vous verrez qu’il y en existe plusieurs dizaines de milliers dans le monde !).
Il est d’ailleurs assez réjouissant de lire certains écrits dans les années 1920 d’enseignants (des normaliens) qui disaient déjà, à l’époque, que le niveau baissait, en comparaison avec le niveau d’avant 1900 ! C’était quand ils étaient jeunes. Rien de nouveau donc depuis Jules Ferry. Le niveau qui baisse, c’est la tarte à la crème, c’est un marronnier, c’est le même sentiment que l’insécurité qui monte : les statistiques n’y feront rien, c’est simplement que plus on vieillit, plus on regrette la période de sa jeunesse et plus on a un besoin de sécurité et de confort. C’est humain. Mais pas très politique. Car l’action politique, c’est anticiper, c’est préparer l’avenir, c’est doter les enfants, les futurs citoyens, les futurs adultes et responsables, de bagages suffisamment riches pour s’inscrire en pleine autonomie dans un contexte historique, géographique, littéraire, scientifique, etc.
Il y a certes des indicateurs internationaux assez inquiétants qui montrent que la situation de l’éducation en France est vraiment à réformer. Il n’y a pas de doute là-dessus, mais cela ne veut pas dire que le niveau baisse. Certes, et on le constate avec Internet, c’est sans complaisance, l’orthographe et la culture livresque ont considérablement baissé, mais les jeunes connaissent mieux les langues étrangères, l’informatique, les nouvelles technologies de la communication, etc. Par ailleurs, les élèves excellents excellent encore plus. Le niveau ne baisse pas, ni ne monte. Il évolue, il se transforme, comme la société se transforme, comme les emplois se transforment, comme l’économie se transforme.
L’enseignement doit donc forcément s’adapter, toujours s’adapter, tant au jeune public et à son évolution, qu’au contexte économique et social qui, lui aussi, évolue. Je me souviens qu’au début des années 1980, au collège, il était question d’introduire la télévision dans l’enseignement. Pas regarder passivement la télévision, mais faire un enseignement critique des documentaires, des films, les moyens techniques de persuasion par l’image, de propagande. Avec le mode de vie d’aujourd’hui, avec l’utilisation du smartphone, de l’ordinateur, d’Internet, des réseaux sociaux virtuels, j’espère bien que l’Éducation nationale a su les introduire dans l’enseignement général, que tous les futurs citoyens soient capables d’avoir du recul, un esprit critique, un sens des responsabilités, de la prudence pour eux et leurs proches, avec tous ces outils technologiques mis à disposition de tout le monde.
Donc, tout cela pour dire que cela ne m’émeut pas qu’on veuille réformer l’enseignement en général. Il faut toujours être dans l’adaptation permanente de l’école à la société dans laquelle elle doit s’insérer.
Culturel ou professionnel ?
La bataille stupide entre les anciens et les modernes peut aussi se décliner au travers d’un autre clivage qui me paraît tout aussi réducteur : l’école doit-elle former pour donner un savoir, ou pour donner du boulot ? Finalité culturelle ou finalité professionnelle ?
Je me souviens avoir animé à Nancy au début des années 1990 une table ronde sur le sujet. J’avais un contradicteur, un éminent professeur de droit ayant ses entrées à Bruxelles et au Vatican, qui soutenait que l’université devait juste apporter la connaissance, et moi, qui, pour des raisons universitaires, avais pris le rôle de l’avocat du diable (c’était un public d’universitaires et d’étudiants), j’avais pris le rôle de soutenir la finalité professionnelle, parce qu’avec le chômage de masse, ce n’était pas un luxe : l’université devait avant tout faire aboutir des projets professionnels et ne pouvait financer des filières vouées au chômage pour le plus grand nombre. Étrangement, certaines années, il y avait des modes : la filière sport, par exemple, beaucoup plus dure qu’on peut croire, ou la sociologie, qui donne peu de postes (et filière assez mal desservie par des malhonnêtes intellectuels comme Emmanuel Todd).
La réalité, c’est qu’on ne peut pas assurer correctement un travail si on n’a pas une culture générale suffisante, et cela dans tous les domaines. Je ne sais plus, d’ailleurs, quel journaliste rappelait qu’à l’époque d’Hubert Beuve-Méry (le fondateur et patron du journal « Le Monde »), la plupart des journalistes avaient suivi des études classiques de philosophie. Les journalistes étaient en somme des philosophes et avaient des réflexions qui replaçaient les événement dans cette architecture mentale. Maintenant, ils suivent des écoles de journalisme qui leur enseignent comme faire de l’audience, comme captiver ses lecteurs ou auditeurs. Et travaillant toujours dans l’urgence, ils n’ont plus aucune rigueur intellectuelle. Pour la plupart, les journalistes sont devenus des commerçants, c’est très décevant.
La réalité technologique renforce aussi la transformation de l’enseignement. Aujourd’hui, ce qui règne en maître, ce sont les tweets. C’est sûr que lorsqu’on est seul à regarder une émission de télévision et qu’on veut s’exclamer spontanément sur ce qu’on voit, Twitter est un outil imparable. Des personnalités « classiques » et peu suspectée de vouloir détruire la culture française, comme Bernard Pivot, raffolent de Twitter car cela leur donne un défi sémantique passionnant : comment percuter sur un sujet particulier en si peu de mots ? La Rochefoucault ou Jules Renard auraient excellé à cet exercice, j’imagine.
Oui, outil merveilleux pour la forme, Twitter, mais pour le fond, dans une société de plus en plus complexe, comment exprimer une pensée nuancée et subtile avec si peu de mots ? C’est donc les slogans qui dominent. C’était déjà le cas en politique depuis une cinquantaine d’années, mais aujourd’hui, ce sont tous les domaines intellectuels qui sont dominés par ce simplisme technologique : raccourcis de réflexion (et donc amalgames), lectures en diagonale (il suffit de voir comment les articles sont très mal lus sur Internet, c’est parfois effarant, on peut se demander raisonnablement si la lecture a été poursuivie au-delà du seul titre), manichéismes dogmatiques par simple paresse intellectuelle ou par manipulation idéologique, et donc, propos démagogiques fleurissent comme des pissenlits dans la pelouse de « l’opinion publique ».
Récent exemple de la twittérisation affligeante de la pensée, l’éditorial de Laurent Joffrin dans « Libération » du 23 juillet 2015 sur la situation très difficile de Vincent Lambert où il a parlé sans nuance de « menace intégriste » et a comparé les parents de Vincent à des terroristes jihadistes (ils n’auraient « rien à envier aux groupes équivalents dans les autres religions, par exemple les intégristes musulmans »). Les familles des victimes des attentats de janvier 2015 (et de tous les attentats, dont les plus récents) apprécieront la comparaison, je suppose…
Je reviens sur l’importance de la culture au-delà des compétences professionnelles : savoir s’exprimer est essentiel, donc, savoir parler et savoir écrire, est essentiel car sans cette capacité, on ne peut s’exprimer que par la violence. Le bébé s’exprime par des pleurs ou en tapant avec ses mains car il ne sait pas faire autre chose dans un premier temps. Beaucoup de conflits pourraient être évités si un réel dialogue s’était instauré, c’est valable à l’intérieur d’un couple, à l’intérieur d’une famille, d’une école, d’une association, d’une entreprise, etc. La carence de l’expression incite à la violence et aux idées simples. C’est assez facile de comprendre d’ailleurs : prenez une langue étrangère que vous avez étudiée mais qui n’a plus beaucoup de restes aujourd’hui, et tentez d’expliquer avec cette langue à une personne dont c’est la langue maternelle quelle est par exemple votre position sur la fin de vie ou sur la peine de mort et pourquoi. On arrive vite à des simplifications désastreuses pour l’esprit humain sur des sujets extrêmement complexes à aborder.
Après cette introduction sur l’enseignement en général, j’évoquerai dans un autre article la réforme du collège décidée formellement le 19 mai 2015 pour la rentrée 2016.
La mission de l’école républicaine définie par le physicien Paul Langevin en 1945 : « la promotion de tous et la sélection des meilleurs ».
Après avoir évoqué quelques réflexions sur l’enseignement, j’aborde le cœur du sujet de la réforme du collège, à savoir le contenu du décret n°2015-544 du 19 mai 2015 signé le même jour que la grève des enseignants protestant contre cette réforme (grève suivie par plus de la moitié des enseignants !). « Entre deux fous rires » (selon une expression de Laurent Nunez, voir plus loin), Najat Vallaud-Belkacem considère que ceux qui contestent sa réforme ne savent pas lire ou ne comprennent pas ce qu’ils lisent. Pourtant, tout est bien clair et ses opposants ont bien compris.