Caricature et liberté d’expression

L’image satirique représente-t-elle un danger ? Sans nul doute, en désacralisant les icônes, en dévoilant la face cachée des fausses gloires, en questionnant les convictions et les consensus par essence stériles puisqu’ils annihilent le débat, la caricature joue-t-elle, dans un pays aussi historiquement attaché que la France à l’irrévérence, un rôle salutaire. Elle restitue, contre leur gré, aux hommes et aux idéologies leur vraie place. Par essence donc, la caricature suscite autant le rire que l’indignation ; c’est pourquoi sa réception est, à bien des égards, plus importante encore que sa réalisation. Cette réception peut directement refléter le sentiment de celle ou celui qui y est confronté ; elle peut aussi être instrumentalisée à des fins purement politique, comme tel fut le cas des caricatures de Mahomet, qui ne soulevèrent dans un premier temps aucune protestation et ne firent l’objet de manifestations « spontanées » dans le monde musulman qu’après plusieurs mois d’un travail de sape de groupes islamistes. Le rire, à la fois catharsis et arme de subversion massive, comme il avait été écrit en juillet 2010 dans ces colonnes, inquiète les princes, insupporte les religieux, devient intolérable à tous ceux qui manquent de solidité dans leurs croyances ou sont dénués de sens critique et redoutent de dévoiler ces faiblesses intellectuelles. Les assassinats qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo en janvier dernier ont montré que l’on pouvait, en France, être tué pour avoir suscité le rire par des caricatures, en négation d’un principe auquel nous sommes attachés : la liberté d’expression. Après le traumatisme de toute une société, vient le temps de la réflexion et c’est à celle-ci qu’invite La Caricature… et si c’était sérieux ? (Nouveau monde éditions, 128 pages, 14,90 €), passionnant ouvrage collectif publié sous la direction de l’universitaire Pascal Ory. Le groupe interdisciplinaire de spécialistes ayant tous dans le passé travaillé sur le sujet propose ici un outil pédagogique solide et abondamment illustré qui permet à tous de mieux saisir les enjeux en présence, tant dans une perspective historique que culturelle. Polymorphe par nature, tout comme le pamphlet, la caricature peut, à la fois, véhiculer des idées nauséabondes (les publications haineuses de l’entre-deux-guerres en offrent l’exemple) et offrir une salutaire remise en question critique du monde. Subversive, sa portée inquiète souvent davantage les pouvoirs ou les syndicats d’intérêts que les écrits, par la puissance immédiatement perceptible et évocatrice de l’image. Le lecteur trouvera dans ces pages de courts essais relatifs à l’histoire de la caricature, au dessin de presse, à son instrumentalisation par la propagande, à la religion, à la censure. Ces textes, concis et clairs, présentent une synthèse des thématiques abordées, ouvrant à une réflexion plus détaillée, notamment à travers une bibliographie judicieusement construite. Bien sûr, le cadre de cet ouvrage ne permet pas d’aborder l’ensemble du sujet. Il n’est par exemple guère question des passerelles dressées entre l’art et la satire (certaines gravures de Goya ou Le Retour de la Conférence de Courbet, œuvres anticléricales qui ont parfois inspiré les caricaturistes, auraient ici eu leur place) . On regrettera surtout que l’autocensure, sujet central aujourd’hui, ne soit qu’effleurée. En effet, l’autocensure définit, autant que la censure, mais de manière plus sous jacente, l’état d’une société. La nôtre, écartelée entre la liberté d’expression et le « vivre-ensemble », offrait pourtant un champ d’exploration particulièrement riche qui aurait permis d’analyser laquelle de ces deux valeurs, par nature opposées, devaient l’emporter. Car la caricature ne peut naître d’un consensus; elle heurte nécessairement certaines sensibilités. Il s’agit ici de l’éternel combat entre Anastasie (étymologiquement, « celle qui ne meurt jamais »), allégorie de la censure tenant en main « les ciseaux de la Parque Atropos, celle qui change le fil de la vie », comme le rappelle Laurent Bilh, et Eris, certes déesse de la Discorde, mais aussi de l’Emulation sans laquelle le débat, nourri par la liberté d’expression, n’existerait pas. Illustration : A gauche, Gustave Courbet, Retour de la conférence, gravure – A droite : Edmond Lavrate, Retour au Presbytère après un déjeuner chez leur collègue voisin, caricature (vers 1880) directement inspirée de l’œuvre de Courbet .
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