J’ai bien accueilli l’arrivée de Politico en Europe. Mais, hier matin, j’ai été plus que surpris par la lecture de son courriel matinal quotidien, intitulé «playbook», censé donner le menu de la journée. Ryan Heath, son auteur, y tacle sévèrement le quotidien francophone belge Le Soir en le qualifiant au détour d’une phrase de «world’s biggest socialist student newspaper». Soit, dans cette langue tribale qu’est le français dans le Bruxelles européen et forcément anglophone, «la plus grande gazette étudiante socialiste du monde». Trois jours après son lancement, Politico.eu se paye son premier dérapage incontrôlé. L’accueil sympathique qui lui a été réservé par ses confrères européens lui est-il monté à la tête ?
On peut évidemment critiquer Le Soir comme n’importe quel journal. Il est même plutôt sain que les médias le fassent, le métier étant trop souvent corporatiste. Je ne me prive pas de me livrer à ce type d’exercice (sur mon blog, où j’épingle notamment une presse anglophone censée être supérieure à son équivalent continental, ou dans mes livres), ce qui me vaut la chaude amitié de certains de mes confrères. Le problème est que Ryan Heath ne fait pas là œuvre journalistique, mais se livre à une attaque condescendante, gratuite, et méprisante.
Pourquoi relègue-t-il au rang de «gazette étudiante» ce journal centenaire ? Son mode de traitement de l’actualité ? Ses journalistes ? Sa mise en page ? Ses choix éditoriaux ? Il ne le dit pas. Socialiste ? C’est sans doute vrai, mais cela mérite une démonstration, une enquête, des faits, bref du journalisme et pas faire du café du commerce. Serait-on en droit d’affirmer sans autre forme de procès que Politico est «un journal d’entreprise financé par les grandes sociétés US pour défendre leurs intérêts à Bruxelles» ?
Ryan Heath se croit encore à la «cafète» de la Commission Arrivé sur le marché européen depuis mardi, Politico n’a encore rien prouvé, rien montré, rien démontré et ne compte aucune signature ayant fait ses preuves en couvrant l’Union. L’arrogance est un rien prématurée : on verra au fil du temps si Politico fait non pas mieux, mais arrive au moins à faire aussi bien que bien de ses confrères. Au passage, quel courage de s’attaquer à un petit média belge qui ne risque pas de nuire à Politico ! Ils sont tellement drôles ces Belges ! Et si inoffensifs ! L’absence de panache à son sommet décidément.
Le comble est atteint quand on sait que le «playbook» est officiellement sponsorisé par General Electric (oui, l’entreprise US qui s’est heurtée à la Commission lorsqu’elle a voulu fusionner avec Honeywell en 2001) et que son auteur, l’Australien Ryan Heath, n’est autre que l’ancien porte-parole de la vice-présidente de la Commission, Neelie Kroes – entre 2011 et 2014 – et qu’avant cela il a été le «speechwriter» de l’inénarrable José Manuel Durao Barroso. Pis: il a ensuite travaillé comme lobbyiste pour… GE (une autre journaliste de Politico qui suit l’énergie a aussi travaillé pour Gazprom via GPlus, une grosse société de lobbying). Ryan Heath, qui mélange donc allègrement les genres entre lobbying, service public et journalisme, serait inspiré, avant de faire des bons mots sur le dos des «petits Belges», de démontrer qu’il n’est plus l’un des porte-voix grassement payés de l’exécutif européen et qu’il a acquis les bases d’un métier qu’il n’a jamais pratiqué.
Ce faux pas, qui rejaillit sur Politico.eu qui a laissé passer ce «bon mot» inutile et blessant pour mes confrères du Soir, donne plutôt l’impression que Ryan Heath se croit encore à la «cafète» de la Commission, là où les porte-parole se défoulent sur cette presse qu’ils méprisent et qui les emmerde. Allez Ryan, encore quelques années pour devenir journaliste et on en reparle de tes talents.