Pour la période estivale, le palais de Versailles invite habituellement un artiste contemporain. Et, comme presque chaque année, la polémique s’installe.
Après Christian Lacroix (lors d’une Nuit blanche), Jeff Koons et Takashi Murakami, c’est au tour de l’Anglo-indien Anish Kapoor de déchaîner l’ire des milieux conservateurs, sous couvert d’un prétendu souci de respect du patrimoine.
Le principal objet du scandale est une installation longue de 60 mètres qui occupe une place centrale dans la grande perspective des jardins, intitulée Dirty corner, rebaptisé pour la circonstance « Vagin de la reine qui prend le pouvoir ». Elle peut susciter la sympathie, l’antipathie, voire simplement l’indifférence. D’ailleurs, en 2011, l’œuvre avait déjà été présentée à Milan sans soulever de tollé particulier. Le public pouvait même alors y pénétrer.
Mais à Versailles, pour les uns, l’art contemporain n’a pas sa place par principe ; on ne mélange pas les siècles, les œuvres d’époques différentes ne doivent pas dialoguer entre elles. Les mêmes ne se montreront pas heurtés, en visitant le Mont Saint-Michel, que près d’un millénaire sépare Notre-Dame sous terre et l’actuelle abbatiale dont les architectures n’ont rien de commun ; ils ne protesteront pas davantage devant le Triptyque de l’Annonciation de Robert Campin (vers 1430, The Metropolitan Museum of Art) dont les personnages sont représentés dans un décor médiéval, pourtant très éloigné de celui supposé d’origine. C’est donc la notion d’art contemporain qui est ici objet de rejet.
Pour les autres, cette installation serait « déplacée » et pourrait rien moins que « choquer les enfants »… Cette curieuse manie, chez les puritains français, d’utiliser ainsi les plus jeunes comme boucliers humains plutôt que d’affirmer haut et fort leur goût pour la censure de l’art dès qu’il offre la plus infime connotation érotique, n’est pas nouvelle. Pour d’autres enfin, comme l’inénarrable Christine Boutin, « le nom donné à la sculpture réifie les femmes et insulte Marie-Antoinette. »
Il n’y a cependant pas, si l’on peut dire, de quoi ici fouetter un chat. Car une fois encore, en l’absence de représentation figurative, le sens que l’on donne à une œuvre reflète moins ce qu’elle montre réellement que ce que le regardeur veut bien y voir. Pour un jeune public, cette immense structure d’acier Corten (alliage spécialement conçu pour résister à la corrosion dont se sert aussi, notamment, Richard Serra) et de roches, d’une conception minimaliste, abstraite et en aucun cas anatomique, évoquera une corne d’abondance, un cornet acoustique géant, une trompette démesurée ou un coquillage gigantesque ; rien de plus. Seuls les pudibonds, parce qu’alertés par le titre, y trouveront l’image (obscène selon eux) capable d’alimenter leurs fantasmes. Il est vrai qu’ils appartiennent à une lignée ancienne qui, à chaque époque, s’est insurgée avec constance contre la modernité. L’indignation exprimée à l’encontre de Dirty corner repose sur un nombre limité d’arguments qui n’est pas sans rappeler la réception par la critique de tableaux aujourd’hui considérés à bon droit comme des œuvres majeures, Un Enterrement à Ornans ou les Baigneuses du Salon de 1853 de Gustave Courbet, par exemple – sans parler, bien sûr, des premières toiles impressionnistes ou fauvistes. Il est question de laideur, de souillure, de vulgarité, d’imposture et autres noms d’oiseaux dénués de toute argumentation esthétique sérieuse, de nature à favoriser un débat.
Ce conservatisme, fondé sur un ordre moral qui, depuis le combat de Théophile Gautier et de Baudelaire pour l’autonomisation de l’art, relève de la bataille d’arrière-garde, ne laisse pas de surprendre les observateurs étrangers. Sur le site italien spécialisé Exibart, on s’inquiète de cette nouvelle « bigoterie des Français ». Dans les colonnes du Guardian britannique, sous la plume de Jonathan Jones, on se demande “What has happened to the nation that gave us Courbet’s explicit painting The Origin of the world, among other masterpieces of French sauce?” En effet, le pays de Rabelais, de Sade, de Laclos, d’Apollinaire, de Pierre Louÿs, de Watteau, Fragonard, Boucher et Courbet semble au reste du monde le dernier dans lequel on pousserait des cris de vierge effarouchée devant l’installation d’Anish Kapoor… Cependant, c’est ainsi et, même si les protestataires n’appartiennent qu’à une minorité – sonore – c’est toujours un peu inquiétant pour la création contemporaine.
Illustration : Anish Kapoor, Dirty corner, 2011-2015, photo D.R..