Comme chaque Chancelier de l’Allemagne fédérale d’après-guerre, Angela Merkel a prêté trois fois ce serment, le 22 novembre 2005 (élue par 397 voix contre 202 sur 614), le 28 octobre 2009 (élue par 323 voix contre 285 sur 622) et le 17 décembre 2013 (élue par 462 voix contre 150 sur 622). Elle vient de dépasser sa dixième année au pouvoir ce dimanche 22 novembre 2015. C’est la première femme de l’histoire de l’Allemagne à occuper cette fonction. Dix ans, cela fait beaucoup, mais elle est loin d’avoir le record de longévité, d’autant plus que sur ses trois gouvernements, deux ont été formés à partir de la grande coalition, alliance entre la CDU/CSU et le SPD qui reprend environ 70% du spectre politique allemand.
En effet, quatre autres Chanceliers ont largement dépassé les dix ans d’exercice du pouvoir : Otto von Bismarck (1815-1898) pendant dix-neuf ans (du 21 mars 1871 au 20 mars 1890 et avant d’être Chancelier du Reich, il fut Chancelier de la Confédération de l’Allemagne du Nord du 1er juillet 1867 au 21 mars 1871), Helmut Kohl (85 ans) pendant plus de seize ans (du 1er octobre 1982 au 27 octobre 1998) et Konrad Adenauer (1876-1967) pendant plus de quatorze ans (du 15 septembre 1949 au 15 octobre 1963), et historiquement, il faut aussi rajouter Adolf Hitler (1889-1945) qui fut à la tête du gouvernement allemand pendant plus de douze ans (du 30 janvier 1933 au 30 avril 1945).
Angela Merkel pourrait atteindre la longévité d’Helmut Kohl si elle gagnait les prochaines élections à l’issue de cette législature qui se termine en principe en 2017. L’hebdomadaire « Der Spiegel » avait même indiqué le 1er août 2015, sans donner de ses sources, qu’Angela Merkel (alors en vacances dans les Alpes) aurait déjà pris la décision de solliciter un quatrième mandat en 2017 en expliquant que les premières réunions de préparation s’étaient déjà tenues et que des personnes avaient déjà été recrutées pour la future campagne (information qu’elle s’est bien gardé de confirmer).
Pour renouveler son troisième mandat, lors de la campagne des élections législatives du 22 septembre 2013, Angela Merkel avait réussi à faire d’un défaut gestuel (son fameux losange, « die Merkel-Raute » : « Je me suis simplement demandé : « Que faire de mes bras ? » C’est ainsi qu’est né ce geste. ») un point de ralliement des sympathisants de la CDU sur le Web et même un slogan pour une affiche électorale : « Deutschlands Zukunft in guten Händen » (« L’avenir de l’Allemagne est dans de bonnes mains »).
Depuis 1949, c’est la quatrième fois parmi les Chanceliers fédéraux à commencer un troisième mandat consécutif, après Helmut Kohl, Konrad Adenauer et Helmut Schmidt. Comparée parfois à Margaret Thatcher, autre « Dame de fer » qui avait aussi commencé son existence par une carrière scientifique, elle est aussi appelée « Chancelière de fer » en référence à son illustre prédécesseur Bismarck (les moustaches en moins !). Première femme, mais aussi première fois qu’une personne née après la fin de la guerre a été nommée à la tête du gouvernement allemand, et première fois aussi qu’une personne de formation scientifique est à ce poste.
Originaire de l’Allemagne de l’Est, comme l’actuel Président de la République fédérale, Joachim Gauck, Angela Merkel ne semble pourtant pas avoir beaucoup de mérite à cette longévité sinon un atout essentiel : par son esprit de synthèse et de concertation, elle est la plus capable de représenter la grande coalition, le Bundestag, et le peuple allemand. Elle bénéficie des réformes qu’a mises en œuvre son prédécesseur Gerhard Schröder en 2003 et 2004 (réformes inspirées de la commission présidée par Peter Hartz, directeur des ressources humaines de Volkswagen), et qui a permis, malgré la crise de 2008, de belles performances économiques, notamment sur le front du commerce extérieur, principalement grâce à ses partenaires commerciaux européens (et en particulier français). Si elle n’en est certainement pas l’initiatrice, Angela Merkel a accompagné ce renouveau du rayonnement allemand en chassant les arrière-pensées de son histoire récente.
L’année 2015 a tellement été importante pour Angela Merkel que certains l’imaginaient même, le 9 octobre 2015, récompensée par le Prix Nobel de la Paix. En effet, si le premier semestre fut surtout ponctué par sa grande fermeté au sein de la zone euro lors de la crise grecque (la troisième) alors qu’un gouvernement d’extrême gauche dirigé par Alexis Tsipras avait été élu, symbolisant l’intransigeance et l’arrogance des normes budgétaires européennes, le second semestre fut pourtant dominé par un autre aspect sans doute plus courageux : l’Allemagne a proposé l’accueil de plusieurs centaines de milliers de réfugiés syriens et irakiens sur son territoire (800 000 pour 2015), prenant ainsi le leadership des valeurs humanitaires de l’Europe et rompant avec la fermeté lors de la crise grecque. Elle a ainsi débloqué 6 milliards d’euros et prévu de recruter 3 000 agents pour s’occuper de cet accueil et de la répartition des migrants dans le pays (Munich est la ville qui reçoit tous les réfugiés syriens passés par l’Autriche, l’Hongrie, la Slovénie, la Croatie, la Serbie et la Grèce).
Cette surprise est exprimée ainsi par Radio France Internationale : « Les Européens ont découvert une femme toujours pragmatique mais généreuse et humaine. » (20 septembre 2015). La solidité économique (mais peut-être pas financière) de l’Allemagne lui donne la possibilité d’accueillir beaucoup de réfugiés d’autant plus que l’inquiétante baisse démographique reste un véritable handicap pour son avenir. Cependant, cette décision très surprenante a pris aussi de revers ses propres amis politiques de la CSU inquiets des risques sociaux que cela peut créer dans la société allemande.
Il y a déjà deux ans, Joachim Gauck s’était inquiété de la baisse démographique (vers 2050, la population française deviendrait supérieure à la population allemande sans inflexion) : « Notre population est en train de vieillir à un rythme jusque-là encore inédit et, de plus, elle diminue. (…) Cela crée une situation précaire susceptible de contraindre nos enfants et nos petits-enfants à se restreindre considérablement. (…) Notre objectif doit être le suivant : n’abandonner personne, ni au début ni à la fin de la vie. Si nous l’acceptons et si nous le gérons, le changement démographique peut rendre notre société plus juste et plus solidaire mais aussi plus riche en facettes et plus mobile et lui permettre d’affronter l’avenir. » (3 octobre 2013).
Au-delà du péril démographique et des besoins économiques (manque de main d’œuvre), Angela Merkel a répondu avant tout à des considérations morales d’accueil des réfugiés, mais aussi à des considérations historiques : les populations allemandes avaient connu, elles aussi, et récemment, juste après la guerre, entre 1945 et 1950, des migrations massives touchant entre 12 et 15 millions de personnes chassées des pays d’Europe de l’Est (dont 500 000 sont morts au cours de ces mouvements).
La petite porte-parole du seul gouvernement est-allemand démocratiquement élu, qui avait été tant sous-estimée par Helmut Kohl (mais aussi par Gerhard Schröder qui avait proclamé en septembre 2005 qu’elle ne deviendrait jamais Chancelière), est devenue neuf fois sur les dix dernières années (de 2006 à 2015 sauf en 2010) la « femme la plus puissante du monde » selon le classement du magazine américain « Forbes » (qui a tendance pourtant à privilégier les femmes américaines ; la première du classement en 2010 était Michelle Obama). Tout sexe confondu, elle a même été classée comme la deuxième personnalité la plus puissante du monde en 2015 et 2012, quatrième en 2011, cinquième en 2013 et 2014, et sixième en 2010. En 2015, elle est classée juste après Vladimir Poutine mais devant Barack Obama, le pape François, Xi Jinping, Bill Gates, Janet Yellen (la gouverneure de la Federal Reserve), David Cameron, Narendra Modi (le Premier Ministre indien) et Larry Page (cofondateur de Google).
Depuis plusieurs années, elle est même considérée par ses compatriotes comme leur « Mutti der Nation », la mère de tous les Allemands, rigoureuse dans la gestion des deniers publics au point de ne pas profiter personnellement de sa position (mais cela, c’est assez habituel en Allemagne). L’air de rien, elle a un grand sens de la diplomatie et de la manœuvre politique qui lui permet de faire les synthèses. Sa popularité va-t-elle vaciller avec les réfugiées ? Ce n’est pas sûr. Si sa cote de popularité est en baisse, elle demeure tout de même à un niveau largement enviable pour son voisin François Hollande.
Depuis 1945, depuis donc trois générations, le peuple allemand nourrit un sentiment de culpabilité en raison de la Shoah et des crimes nazis mais aussi de la Stasi et de la dictature communiste à l’Est. Aujourd’hui, tous les réfugiés syriens ne rêvent que d’une seule chose, venir en Allemagne (que ceux des Français qui seraient xénophobes se rassurent, la France malgré ses acquis sociaux n’attire plus !). Pour Angela Merkel, c’est devenu un honneur que l’Allemagne soit devenue cette nation rayonnante qui fait rêver le monde, alors qu’il n’y avait pas si longtemps, tout le monde la fuyait, parmi les cerveaux les plus brillants. Joachim Gauck l’avait exprimé à Stuttgart le 3 octobre 2013 : « L’Allemagne a élaboré un modèle de société caractérisé par une forte adhésion des citoyens à leur pays. Nous jouons même un rôle d’exemple pour nombre de pays dans le monde, ce qui relève presque de l’inimaginable pour les hommes et les femmes de ma génération. Tout cela fait naître en nous un sentiment de reconnaissance et de joie. ».
Angela Merkel aura beau voir sa popularité dégringoler, comme ce fut le cas à la fin de l’ère Kohl, elle restera, dans tous les cas, une grande Chancelière parce qu’elle aura marqué la « nouvelle » Allemagne, elle aura accompagné une Allemagne normale, débarrassée du nazisme, du communisme, et de ses complexes qui voulaient maintenir la puissance économique au rang de nain politique. Malheureusement, les carences de son partenaire français depuis plusieurs années font que cela crée aujourd’hui un déséquilibre politique au sein de l’Union Européenne. À la France de retrouver aussi son rayonnement et son dynamisme tant économiques que politiques, pour refaire du binôme franco-allemand le véritable moteur de la construction européenne.