Wolfgang Schäuble, vêtu d’un uniforme de la Wehrmacht, l’armée du IIIème Reich, croix de guerre autour du cou, s’adresse aux Grecs : « nous insistons pour faire du savon avec votre gras ». Et d’ajouter : «nous sommes prêts à discuter des engrais que nous allons fabriquer à partir de vos cendres».
Cette caricature du ministre des finances allemand est parue le 12 février, dans Avgi, le quotidien de Syriza, le parti de gauche radicale qui a gagné les élections législatives du 25 janvier. L’Allemagne a été révulsée et l’a fait officiellement savoir. Il a fallu deux jours pour qu’Alexis Tsipras, le nouveau premier ministre, condamne fermement ce dessin. Oubliant un peu vite qu’il a lui-même ouvert les vannes de la germanophobie en exigeant officiellement, dès son élection que l’Allemagne paie des réparations de guerre pour les dommages subis par le pays entre 1941 et 1944. Ce n’est pas la première fois que Wolfgang Schäuble ou la chancelière Angela Merkel sont ainsi caricaturés en Hitler du XXIème siècle. Quasiment à chaque manifestation depuis 2010, des calicots assimilant la très démocratique Allemagne au nazisme fleurissent, des manifestants n’hésitant pas à se déguiser en soldats de la Waffen SS ou de la Wehrmacht pour bien enfoncer le clou. Une bonne partie des Grecs est fermement persuadée que Berlin est « le » responsable de leurs malheurs, comme elle l’a été pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Avec la crise, on assiste à un retour des émotions », regrette Claire Demesmay, politologue au DGAP, un think tank berlinois. « Cette germanophobie qui traduit une défiance grandissante est dangereuse, car reconstruire la confiance, base de la construction communautaire, prendra du temps », s’inquiète Daniela Schwatzer, directrice du programme Europe du German Marshall Fund à Berlin : « trop de tabous ont été brisés depuis 2010 entre les pays comme le montrent les affrontements publics qui ont eu lieu entre l’Allemagne, la Grèce, l’Italie, la France… ». Dans les cercles gouvernementaux allemands, on commence à s’en préoccuper, « même si on est surpris de tant de virulence, Berlin ayant fait beaucoup de concessions depuis le début de la crise, concessions que les opinions publiques ne perçoivent pas », souligne Claire Demesmay. Car les fantômes du passé ne ressurgissent pas seulement en Grèce, un pays soumis à une cure sévère d’amaigrissement après la bulle des années 2000-2008. Un peu partout, on vit mal ce qui est ressenti comme la domination d’un pays qui semble vouloir imposer son modèle économique à coup de politiques d’austérité.
Ainsi, en Grande-Bretagne, pourtant hors de la zone euro, une partie de la classe politique (les conservateurs, mais aussi les europhobes du UKIP) et la presse populaire s’indignent de voir le vaincu des deux conflits mondiaux s’imposer en maître incontesté de la zone euro. « Cela agit comme un repoussoir auprès de l’opinion publique britannique », explique Charles Grant, le patron du « Centre for European reform », un think tank proche du parti travailliste. « On a vraiment l’impression que ce sont les Allemands qui décident de tout et c’est tout bonnement inacceptable pour les Britanniques. Cela joue en faveur d’une sortie de la Grande-Bretagne de l’Union ».
Le plus préoccupant pour Berlin est que ce discours est repris par une partie du personnel politique français qui tente de rallumer les feux de la germanophobie. Nicolas Dupont-Aignan, le président de « Debout la France », n’hésite pas à voir dans l’Union un véritable « IVème Reich » (1). Pour Jean-Luc Mélenchon, le leader du Front de Gauche, « l’attitude de l’Allemagne est arrogante, dominatrice, et conduit l’Europe au chaos » : « nous sommes appelés à collaborer dans notre propre intérêt » à « la politique des intérêts allemands » (3). Des mots, qui ne sont pas choisis au hasard dans un pays traumatisé par sa collaboration avec le IIIème Reich et qui font écho à ceux du Front National lorsqu’il dénonce la « capitulation de la Grèce face au chantage » de Berlin (4). On pourrait hausser les épaules devant une outrance qui est la marque des extrêmes. Mais c’est oublier qu’ils représentent désormais un bon tiers de l’électorat et surtout que ce discours germanophobe gagne tant au sein de l’UMP que du PS. Rappelons qu’en 2011 Arnaud Montebourg affirmait que « la question du nationalisme allemand est en train de ressortir au travers de la politique à la Bismarck de madame Merkel » : « c’est sur notre ruine que l’Allemagne fait sa fortune » (5).
Heureusement, ce discours n’accroche pas – encore ? – dans l’opinion hexagonale : dans un sondage récent, 73 % des Français condamnent ces critiques « virulentes compte tenu de la relation franco-allemande » et la même proportion a une bonne opinion d’Angela Merkel. La chancelière obtient même 51 % d’opinions favorables chez les électeurs du FdG, 62 % chez ceux du PS, 68 % au FN et 83 % chez les Verts…) (6). On est loin des 82 % d’opinions négatives que recueille Angela Merkel en Grèce : pis, 80 % des Grecs estiment que l’Allemagne et leur pays ont des intérêts divergents et 78 % ont une image négative de Berlin (7).
Reste que cette exhumation du passé pangermaniste qui a failli détruire l’Europe à des fins de politique intérieure traduit un profond malaise face au leadership actuel de l’Allemagne : ainsi, 74 % des Français jugent, en dépit de leur attachement à la relation franco-allemande, que Berlin « exerce une trop forte influence sur la politique suivie par l’Union » (8). De fait, depuis le début de la crise financière, en 2008, « l’Allemagne s’est mise à défendre ses intérêts nationaux », admet un diplomate français : c’est sans doute cela qui a surpris ses partenaires habitués, depuis 1950, à un pays qui a toujours « fait passer les intérêts de l’Europe avant les siens propres, à la différence de la France ou de la Grande-Bretagne », poursuit ce même diplomate : on oublie trop souvent que ce n’est pas Berlin qui a voulu l’euro, mais Paris qui voulait mettre fin à la domination du mark !
Elle y a consenti à condition que « la monnaie unique fonctionne selon ses règles », rappelle Daniela Schwartzer du German Marshall Fund.
Or, « l’Allemagne est dirigée par des juristes qui sont très attachés aux respects des règles », analyse Charles Grant. « La gestion politique de la zone euro, c’est une idée française », acquiesce Daniela Schwatzer. « Les Allemands raisonnent par la règle. C’est seulement après qu’ils tiennent compte du contexte, alors que nous ou les anglo-saxons sommes beaucoup plus pragmatiques », surenchérit un membre du gouvernement français. Pour Claire Demesmays, « la règle rassure la population allemande : elle est le fruit d’un consensus et moins il y a de marge d’interprétation, moins il y a de risque de dérapage. C’est un moyen de se prémunir, comme les multiples contrepouvoirs mis en place dans la Constitution allemande, contre le retour au nazisme ». « C’est aussi le fruit de la pensée ordo-libérale née au XIXème siècle : une fois la règle adoptée, l’État se retire et c’est au marché de jouer », précise Daniela Schwartzer.
Dès lors, on comprend mieux le traumatisme causé par la crise de la zone euro : « la méfiance est apparue en Allemagne quand on s’est aperçu, en 2010, que plusieurs de nos partenaires n’avaient pas respecté les traités qui prévoyaient des règles que chacun s’engageait à respecter sans contrainte externe. Les textes signés ne valaient donc rien ? », explique Claire Demesmay : « la rhétorique de la promesse non tenue a fait des ravages de ce côté-ci du Rhin ». Pour Berlin, il suffit donc de revenir aux règles convenues et ne pas se lancer dans une interprétation créatrice, s’adapter aux circonstances. D’où ses « nein » retentissants à répétition : non à un sauvetage européen des banques, non à un plan de relance européen, non à une aide financière à la Grèce, non à une interprétation souple des règles, non, non, non.
Il ne faut non plus sous-estimer les contraintes de politique intérieure allemande : « l’opinion publique veut que son gouvernement soit ferme sur les principes », insiste Henning vom Stein, de la Bertelsmann Stiftung. « La situation deviendra dangereuse pour la stabilité de la zone euro si la majorité du peuple perd confiance. Dans ce cas, c’est tout le projet européen qui s’effondrera et c’est l’Allemagne qui en sera tenue pour responsable », poursuit-il : « c’est en cela que l’on peut parler d’un leadership allemand ». « Il ne s’agit pas de dire pour autant que nous avons toujours raison, même si l’opinion publique en est persuadée. Par exemple, je pense que nous avons tort de vouloir réduire à tout prix notre déficit alors qu’il faut dépenser de l’argent pour relancer la croissance », tempère Andreas Schwab, député européen de la CDU, le parti de Merkel.
Berlin a donc un discours « en deux temps », comme le résume Claire Demesmay : national à Bruxelles, européen à Berlin, comme vient encore de le montrer le vibrant plaidoyer pro-européen de Schäuble devant le Bundestag, la semaine dernière, l’un des rares parlements à devoir approuver l’extension de l’aide financière à la Grèce puisque l’argent public national est engagé. « Il a fait le service après-vente européen à Berlin », confirme Claire Demesmay. Les députés allemands ont largement approuvé le résultat des négociations de Bruxelles avec la Grèce, ce qui n’était pas gagné d’avance. « Bildt Zeitung, le principal quotidien populaire, a consacré deux numéros de suite pour s’opposer à l’aide à la Grèce, en montrant des citoyens brandissant des pancartes disant « nein »», raconte Daniela Schwartzer. « Ce qui est intéressant, c’est qu’avant la crise, on se fichait de ce que faisaient nos partenaires. Maintenant, on a bien perçu l’interaction entre politiques intérieures et politique européenne », ajoute Claire Demesmay. « Le fait que ce débat ait lieu au niveau interne et pas européen permet d’éduquer les peuples sur les implications de la construction communautaire », se félicite Andreas Schwab.
Autant dire que, « même si les Allemands sont très décomplexés par rapport à la période Helmut Kohl (1982-1998), comme le montre la dureté de Wolfgang Schäuble, il ne s’agit absolument pas d’un cavalier seul, d’une politique de diktat, contrairement à la perception qu’on a en a : ce n’est pas l’Allemagne contre les autres », analyse un diplomate français. « Il y a une image d’Épinal, celle d’une Allemagne qui ne bouge pas, alors qu’en réalité elle bouge », souligne un membre du gouvernement français. De fait, l’Allemagne a accepté à chaque fois ce qu’elle a d’abord rejeté : le maintien de la Grèce dans l’euro, la solidarité financière avec les pays en difficultés, l’union bancaire, l’assouplissement du pacte de stabilité (dont la France vient encore de bénéficier), la nouvelle politique monétaire expansionniste de la Banque centrale européenne, l’accord donné à une renégociation partielle du programme de réformes exigé d’Athènes, etc.
« Ces arbitrages très équilibrés ne portent pas la marque d’une domination allemande », approuve Jean-Louis Bourlanges, ancien eurodéputé Modem : « Berlin fait preuve de bon sens ». D’ailleurs, le gouvernement « fait très attention à ne pas donner l’impression qu’il dirige seul l’Europe. Son opinion publique ne le suivrait pas dans cette voie », affirme Andreas Schwab.
Reste que « ces concessions allemandes ne sont pas perçues à l’extérieur comme des concessions, car personne n’est là pour l’expliquer aux autres peuples », concède Claire Demesmay. À une époque, la France a joué ce rôle qui a contribué à donner une image équilibrée de l’Europe. Mais elle est désormais aux abonnés absents, faute d’avoir une vision européenne claire et parce qu’elle est empêtrée dans des difficultés économiques graves. L’affaiblissement de l’Hexagone sur la scène politique européenne renforce cette impression d’une domination brutale de Berlin. Ce n’est pas un hasard si « les Allemands ont pris de nombreuses places dans l’appareil européen », admet Jean-Louis Bourlanges.
Le Parlement européen est quasiment devenu la troisième chambre du Parlement allemand, les Français s’étant suicidé en envoyant 24 députés Front National qui n’ont aucune influence, et le Conseil des ministres et la Commission sont noyautés par des haut-fonctionnaires allemands faute pour Paris d’avoir su y placer ses hommes. Un exemple ? Selon notre comptabilité, les Allemands comptent 9 chefs et adjoints de cabinet chez les 28 commissaires européens, contre 3 Français. Les Italiens (5), les Belges (6) et les Britanniques (6) font mieux. Les manifestants grecs feraient peut-être mieux de clouer au pilori la désertion française…
N.B.: version longue parue dans Libération du 3 mars
(1) Le Grand Jury, RTL, 22 février 2015
(2) C dans l’air, France 5, 22 février 2015
(3) Blog de Jean-Luc Mélenchon
(4) Marine Le Pen, au Parlement européen, le 25 février 2015
(5) LCP, 30 novembre 2011
(6) Sondage IFOP pour le Journal du Dimanche, décembre 2014
(7) Sondage réalisé pour Avgi, 22 février 2015
(8) Sondage IFOP pour le Journal du Dimanche, décembre 2014