« C’est la mort en effet qui manifeste de la manière la plus saisissante l’absurdité de la vie. La mort est perverse, impardonnable. C’est elle finalement qui fait de la vie humaine cette histoire de fous dont parle Shakespeare. Qui peut tolérer que la pensée s’abîme dans le néant ? Le néant spirituel, voilà bien le scandale (…). Pourtant, une réflexion sereine et approfondie convainc l’homme de raison que la mort est logique, normale, tout à fait logique, tout à fait normale. Une fois accompli l’acte de procréation, la mort de l’individu était la seule invention possible. Elle apparaît même comme un simple incident dans une aventure grandiose. Elle fait partie de l’histoire de la vie. La haïr, c’est haïr la vie. Et si l’affaire paraît absurde, ce n’est que pour nos cervelles étroites (…). » (Mgr Decourtray, le 10 mars 1994, en expliquant la pensée de Jean Hamburger).
Il y a exactement vingt ans, le 16 septembre 1994 à Lyon, le cardinal Albert Decourtray, archevêque de Lyon, s’était éteint à 71 ans quatre jours après un accident vasculaire cérébral. Il fut enterré le 22 septembre à la primatiale Saint-Jean de Lyon. C’est l’occasion de lui rendre hommage, de rendre hommage à son action, à ses prises de position, à son courage d’homme libre.
S’il était encore vivant et en activité, il aurait probablement réagi très ouvertement pour prendre la défense des chrétiens en Irak, et des autres populations atrocement massacrées par les terroristes islamistes sans humanité. Il l’aurait sans doute fait comme il l’avait fait pour défendre les chrétiens du Liban en prenant place pendant une semaine dans un camp de réfugiés en juin 1985.
Rapide biographie d’Albert Decourtray
Né le 9 avril 1923 dans le Nord, Albert Decourtray a poursuivi ses études au grand séminaire de Lille. Il a été ordonné prêtre le 29 juin 1947 et a soutenu à Rome sa thèse de doctorat en théologie en 1951 sur Nicolas Malebranche (« Foi et raison chez Malebranche », 1949). Après un début d’activité à Lille (comme enseignant et vicaire), il fut nommé évêque auxiliaire de Dijon le 1er juin 1971 puis « pleinement » évêque de Dijon le 24 avril 1974 par le pape Paul VI. Albert Decourtray fut ensuite nommé archevêque de Lyon le 5 novembre 1981 par le pape Jean-Paul II, honoré du titre de Primat des Gaules, et cela malgré un cancer qui lui fit perdre la voix pendant quelques mois (en 1980).
Contrairement à ses prédécesseurs à Lyon, Albert Decourtray a dû attendre plus de trois ans pour être créé cardinal le 25 mai 1985. Pendant une dizaine d’années, Albert Decourtray et Jean-Marie Lustiger, cardinal de Paris, furent les porte-parole très médiatiques de l’Église catholique française. Ils furent même invités plusieurs fois à l’émission politique la plus importante du moment, « L’heure de vérité » sur Antenne 2. Ainsi, devant des millions de téléspectateurs, Albert Decourtray expliquait à propos du sida et du préservatif le 12 décembre 1988 : « Quand il faut choisir entre donner la mort et prendre un moyen qui n’est pas bon, il faut choisir le moindre mal. ». Il avait déjà été l’invité de la même émission le 18 mars 1985 où de nombreux Français l’avaient découvert.
Peu de temps avant sa disparition, Albert Decourtray entra à l’Académie française. Auteur d’une dizaine d’ouvrages sur la foi et sur son parcours, dont « Une Voix dans la rumeur du monde » paru le 11 mai 1988 (éd. Le Centurion) mais pas du tout candidat, il fut élu le 1er juillet 1993 (contre Jean Raspail) dans le fauteuil du professeur Jean Hamburger, celui de Maurice Barrès, du maréchal Juin et de Pierre Emmanuel, et y fut solennellement reçu le 10 mars 1994 par l’ancien ministre Maurice Schumann, la voix de la France pendant la guerre sur la BBC : « Je suis étonné et heureux. Quand j’ai appris que ma candidature avait été déposée, j’ai d’abord cru à un canular ! Tout le monde sait bien que je ne suis pas un écrivain. Si j’ai accepté cette aventure inattendue, c’est pour l’Église. Et c’est elle qui est aujourd’hui honorée, plus que ma personne. » (Radio Fourvière). C’est d’ailleurs le cardinal Jean-Marie Lustiger qui lui succéda le 15 juin 1995.
L’ancien ministre Alain Peyrefitte prononça l’hommage des académiciens le 29 septembre 1994 : « En le prenant subitement, le destin l’a laissé intact : il nous l’a enlevé, mais il nous l’a rendu aussi, dans toute la force de sa vie spirituelle. Et même, les quelques jours où il est resté dans le vestibule de la mort ont été comme une préparation, comme une façon de disposer les esprits à entendre la leçon de cette vie. ».
Son « alter ego » de Paris, Mgr Jean-Marie Lustiger, prononça lui aussi un hommage lors de son discours de réception à l’Académie française le 14 mars 1996 : « Albert Decourtray semble avoir traversé les épouvantes de notre siècle comme les trois jeunes hommes de Daniel, qui marchaient dans la fournaise sans être consumés. Le souffle brûlant de l’athéisme et de la révolte, le nihilisme et les puissantes fureurs collectives qui ont bouleversé l’Europe et déchiré la France ne l’ont pas, semble-t-il, affecté. ».
Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Chambéry, rendit également hommage à Albert Decourtray dans son homélie à la primatiale Saint-Jean de Lyon le 17 septembre 2004 lors du dixième anniversaire de sa disparition.
Quelques prises de position d’Albert Decourtray
Le cardinal Decourtray était un homme de son temps, commentant régulièrement l’actualité et prenant également position, notamment dans ses responsabilités de président de la conférence des évêques de France, élu le 6 novembre 1987 pour un mandat de trois ans (succédant à Mgr Jean Vilnet).
Très proche de la communauté juive, il a donné aux historiens, le 9 juin 1989, l’accès aux archives du diocèse de Lyon pour mettre au clair les relations entre le milicien pétainiste Paul Touvier et l’Église de Lyon sous l’Occupation : « Un tort bien établi, et que l’on porte dans la vérité et le courage, est préférable à l’innocence suspecte. » (juin 1990).
Avec le cardinal Lustiger, d’origine juive et polonaise, le cardinal Decourtray a également contribué le 22 février 1987 à la résolution du problème posé par la présence d’un carmel près du camp d’extermination d’Auschwitz qu’il avait déjà visité le 23 juin 1983 : « Désormais, la vérité apparaît dans sa nudité ; le chemin d’Auschwitz, avec le cardinal Lustiger, change tout, et semble sans retour. Albert Decourtray est rudement atteint. L’explication paraît vaine, il n’existe pas de justification de l’insupportable. L’émerveillement de la foi demeure, mais il s’accompagne maintenant de l’épouvante devant la profondeur du mal. » (Laurent Ulrich le 17 septembre 2004).
Mgr Decourtray l’évoquait ainsi : « D’une certaine manière, la foi rend plus assurée la présence, mais plus épais le mystère. » (1994). Il comprenait aussi : « J’ai la conviction qu’entre le gamin et le cardinal, il n’y a pas de différence (…). À l’origine de ma foi (…), il y a une sorte d’émerveillement, lequel a résisté à toutes les épreuves. Et pourtant, il y a une différence considérable : enfant, j’étais émerveillé mais je n’étais pas épouvanté ; aujourd’hui, je suis émerveillé ET épouvanté. ».
Sensibilité, courage et détermination : c’étaient aussi ces éléments qui avaient rendu Albert Decourtray très réticent lors de la réception officielle que le pape Jean-Paul II avait organisée au Vatican le 24 juin 1987 en l’honneur du Président autrichien Kurt Waldheim, ancien officier SS. Pour exprimer son « désarroi » (salué par le philosophe Emmanuel Levinas), il avait visité le même jour la synagogue du quai Tilsitt. Un peu avant, il s’était rendu à Izieu le 26 avril 1987 et avait posé longuement la main sur l’épaule d’un enfant juif, quelques jours avant l’ouverture du procès de Klaus Barbie à Lyon, responsable de la rafle d’Izieu. Les cardinaux Lustiger et Decourtray avaient alors publié un communiqué de mise au point : « Nous portons dans notre mémoire et notre chair la marque de la folie nazie. Elle n’a cessé de poser à la communauté internationale et à tous ses responsables un problème moral, dont l’affaire Waldheim est la plus récente manifestation. Par toute son action, Jean-Paul II a montré que les raisons de la politique ne doivent pas l’emporter sur les exigences de la morale. ».
Ces exigences de la morale ont rapidement convaincu Albert Decourtray de l’importance de l’union des pays européens. Il avait même invité Jacques Delors à débattre avec les évêques. Régulièrement sollicité par des évêques européens, il s’était rendu à Strasbourg le 5 février 1988 pour recevoir le premier prix des Droits de l’homme, où il a déclaré : « Précisément ici, à Strasbourg, comment ne nous sentirions-nous pas appelés à garder la mémoire européenne des valeurs qui ont été oubliées, perverties, trahies, bafouées ? Et du drame qui nous a tous abaissés par la Shoah des juifs sur cette terre chrétienne qui aurait dû être une terre d’asile, d’accueil et de respect des diversités. Comment ne nous sentirions-nous pas appelés à défendre et à développer une véritable union européenne, celle qui conduit de la mémoire à la paix, et de la paix entre les peuples jadis ennemis à la paix universelle fondée sur la justice ? ».
Toute la pensée a porté Mgr Decourtray à refuser toute consigne de vote sans pour autant refuser l’engagement. Ainsi s’est-il senti tenu de refuser toute « complaisance nationaliste ». Ce qui, en clair. revenait malgré l’apolitisme à condamner les idées véhiculées par le Front national dans les années 1980 qui restent les mêmes dans les années 2010 : « Je m’efforce de ne condamner personne, mais je me sens tenu de condamner des idées en fonction de l’Évangile. Or, il est bien certain que l’accueil de l’étranger et de l’immigré fait partie de l’Évangile. Je ne veux pas peser sur les consciences, mais contribuer, à ma place, à éclairer les hommes pour qu’ils se décident en connaissance de cause et au nom des valeurs essentielles de la conscience humaine. » (« Lyon Figaro » le 10 novembre 1987). Il avait été déjà très clair deux ans auparavant, le 20 février 1985 à Lyon : « Nous en avons assez de voir grandir la haine contre les immigrés. Nous en avons assez des idéologies qui la justifient et d’un parti dont les thèses sont incompatibles avec l’enseignement de l’Église. ».
Il y a un quart de siècle, des affaires politico-financières avaient déjà obscurci la crédibilité des partis politiques de gouvernement. Impressionné par l’émeute du 6 février 1934 lorsqu’il était enfant, Albert Decourtray avait une pensée assez fine du sujet (en 1987) : « C’est l’exploitation des affaires qui m’ennuie. Que la vérité soit faite et que la justice soit rendue, c’est normal. L’exploitation de ces affaires ne me paraît pas bonne, d’où qu’elle vienne. Je redoute que cela ne crée un climat favorable au rejet de la démocratie. Je me souviens des années 34, même si j’étais très jeune ; et même si l’Histoire se contente de bégayer, je n’ai pas envie de ces bégaiements-là ! ».
Sa personnalité, libre, simple et directe
Mgr Laurent Ulrich (archevêque de Lille, depuis le 1er février 2008), qui fut son étudiant, ordonné diacre à Lyon puis prêtre à Dijon le 2 décembre 1979 par lui, rappelait que Mgr Decourtray avait évoqué (en 1986), en racontant son environnement familial très pieux, la « foi habituée » selon une expression de Charles Péguy, un auteur qu’il a aimé pour son amour si bienveillant et son goût de la liberté : « Pour lui, ce fut le terreau sur lequel il a pu faire mûrir sa décision personnelle de la foi. Mais de cette atmosphère, comme de ce choix personnel, il parle toujours comme d’une évidence simple, et d’un ravissement sans ombre. ».
C’est cette simplicité qui est revenue dans les mots de l’archevêque de Chambéry pour le décrire : « Intelligent, à l’aise, présent, courageux aussi. Et même habile. Nous l’admirions, nous l’aimions : sa simplicité désarmait. Il allait partout, se présentait là même où l’on n’espérait plus la venue d’un évêque, il écoutait, il répondait chaleureusement, il gagnait l’estime, même sans remporter à tout coup l’adhésion. ».
Selon les historiens lyonnais Bernard Berthod et Régis Ladous dans une biographie qui lui fut consacrée en 1996 (éd. LUGD), les journalistes appréciaient « son côté simple, proche, spontané, son refus de la langue de bois, sa bonne grâce à répondre aux questions ». L’un d’eux, Paul Gravillon était très clair (en 1991) : « Il est ouvert, libéral, primesautier. Il a le sens des formules… C’est un « causeur de salon » qui sait qu’il va choquer. Il a une intelligence fine et une sensibilité aiguë. ».
Émile Poulat dans « Universalia » (1995) le décrivait de la même manière : « On le dit inclassable et imprévisible, homme de cœur porté par ses intuitions à hue et à dia. Il aurait sans doute rectifié : homme de vérité, qui ne s’encombre pas de précautions. De fait, il ne se privait pas de dire simplement ce qu’il ressentait profondément, et il savait user de sa fonction comme de sa séduction pour dire ce qu’il voulait faire entendre. ».
Henri Tincq a rajouté dans « Le Monde » le 27 novembre 1990 : Mgr Decourtray « est bien vu chez les gens simples, croyants ou non [et]déroute dans les beaux quartiers [ainsi que]dans le clergé et le laïcat progressistes ».
N’ayant pas peur de choquer, Albert Decourtray a multiplié les petites phrases qui ont nécessité par la suite mises au point et précisions. J’en cite quelques-unes. Le 4 novembre 1989 : « Je n’ai rien contre la mode. Mais je préfère le foulard au dévergondage qui s’étale sur les murs de Lyon. »(« Figaro Magazine ») ; le 5 janvier 1990 : « Il y a eu connivence entre certains évêques et le marxisme. » ; le 1er novembre 1990 : « Mieux vaut la guerre que le déshonneur. »…
Un homme dans son époque
Intellectuel et sensible, rationnel et passionné, engagé et indigné, le cardinal Albert Decourtray a, durant toute son existence, été une petite voix dans le monde, l’une des premières voix médiatisée de l’Église de France, avec ses failles d’humain mais aussi avec la détermination du fidèle. Avoir la foi, c’est être à l’écoute, et c’est cela qu’ont dû ressentir tous les interlocuteurs lyonnais de leur prélat, lorsqu’il discutait avec les gens, il était entièrement présent avec eux. C’est cette simplicité dans l’écoute qui a fait de Mgr Decourtray un homme respecté et regretté par de nombreuses personnes, même vingt ans après sa disparition.