Comment éviter que ceux qui vous ont fidèlement servi se retrouvent avec un salaire brutalement amputé voir, le cauchemar, sans emploi ? Le président de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) depuis 2003, le grec Vassilios Skouris, qui prend sa retraite en octobre prochain, a trouvé la solution : recaser dans l’administration de la Cour son fidèle chef de cabinet, l’Allemand Dieter Kraus. Mais ça n’est pas simple puisqu’il n’est pas fonctionnaire européen, mais simple contractuel sans garantie de l’emploi, et qu’il bénéficie déjà de l’un des plus hauts salaires de la fonction publique européenne (équivalent au grade AD 15 -pour administrateur-, soit entre 13.000 et 15.000 euros mensuels).
Suivez bien la manœuvre. Début 2015, Agostino Placco, le « représentant juridique » de la CJUE, reçoit une belle promotion : de simple «chef d’unité», il se retrouve propulsé « directeur général » du personnel et des finances sans passer par la case intermédiaire de « directeur ». En salaire, l’homme prend au passage une augmentation comprise entre 1500 et 3500 euros (selon son échelon), un directeur général, la plus haute fonction administrative de l’Union, étant rémunéré entre 15.000 et 18500 euros par mois. Rien à dire, la procédure est régulière.
Puis, le 10 mars 2015, Vassilios Skouris propose d’élever le poste ainsi libéré du niveau de « chef d’unité » (qui va du grade AD 9 à celui d’AD 14selon l’ancienneté, soit entre 6500 et 13000 euros mensuel ) à celui de « directeur » (un grade AD 14 ou AD 15 et un salaire compris entre 13.000 et 15.000 euros). Un long mémo de deux pages explique à quel point cette fonction, qui consiste à représenter la Cour dans les rares recours dirigés contre elle, est « devenue une responsabilité de première importance ». C’est tellement vrai que son service comprend… deux administrateurs et deux secrétaires. Par comparaison, la direction du protocole et de l’information compte 36 fonctionnaires. Plus étonnant encore : l’organisation administrative ne relève pas du président de la Cour, mais de son greffier, l’Espagnol Alfredo Calot Escobar, auquel le représentant juridique est directement rattaché. Skouris évite pourtant soigneusement de le consulter, sans doute parce qu’il connaît son caractère ombrageux. Son but apparaît clairement à tout le monde au sein de la Cour : une fois le poste élevé au rang de directeur, il veut y bombarder Dieter Kraus, son chef cab, qui, ainsi, se retrouvera fonctionnaire et surtout ne perdra pas un euro de salaire…
L’affaire fait grand bruit, au point que le 12 mars, le juge belge du Tribunal de l’Union européenne (le juge de première instance), Franklin Dehousse, se fend d’une note dans laquelle il s’oppose fermement à cette réorganisation, estimant que la petite administration de la Cour risque de se transformer en une armée mexicaine où tout le monde est général et personne soldat… Néanmoins, le 16 mars, le « comité administratif » de la Cour, qui regroupe 5 juges de la Cour de justice (dont Vassilios Skouris et son vice-président et successeur désigné), 2 du TUE, 2 avocats généraux de la Cour et le président du Tribunal de la fonction publique (TFP), accepte la proposition de Skouris, mais de justesse : 6 voix contre 4, celle des avocats généraux et des juges du TUE. Le président de la Cour sait qu’il peut compter sur les juges de la Cour, ceux-ci n’osant jamais s’opposer à celui qui peut leur pourrir la vie en les condamnant à ne traiter que des affaires de troisième zone… Au cours du débat, selon une source qui y a assisté, Skouris a reconnu que c’était le président du TFP, Sean Van Raepenbusch, qui lui avait servi de « conseiller technique » dans cette affaire. Pour rassurer son monde, le président de la Cour annonce que le recrutement au nouveau poste de directeur sera « largement ouvert » sous-entendant ainsi que son protégé Kraus ne sera pas forcément nommé.
Ça ne sera pas le cas. Le 16 avril, un appel à candidatures, limitées au seul personnel de la Cour, est publié. Mais il faut se manifester avant le 5 mai, soit trois semaines en tout et pour tout, une période incroyablement courte. Et la nomination se fera sans concours, comme le permet le statut des fonctionnaires européens (article 29-2) pour les plus hautes fonctions. En clair, ce sera Skouris et ses affidés qui décideront de l’heureux vainqueur dont l’identité ne fait guère de doute… Bien sûr, j’ai demandé officiellement communication de la liste des candidats afin de vérifier si, par le plus grand des hasards, Dieter Kraus y figurait. Réponse : « pour des raisons de protection des données personnelles des candidats concernés, la Cour ne peut divulguer leurs noms dans une procédure en cours ».
Vassilios Skouris
Ce n’est pas la première fois que Vassilios Skouris est soupçonné de favoritisme. Il a ainsi réussi à bombarder un membre de son cabinet, son compatriote Goulielmos Valasidis, directeur du protocole et de l’information. Pas mal pour un référendaire (donc non fonctionnaire) d’à peine 40 ans. Mais le président de la Cour a dû s’y reprendre à deux fois : en 2009, le comité administratif qu’il présidait déjà avait recalé une « short list » de candidats à ce poste qui ne comprenait pas le nom son protégé. Une faute de goût rapidement réparée. Mais la manœuvre avait alors paru tellement énorme à une majorité de magistrats qu’un autre candidat avait été désigné. Cela n’a été que partie remise : lorsque ce dernier a pris sa retraite, en 2013, Skouris est revenu à la charge et a gagné : Valasidis a été nommé par la « réunion générale » de la Cour (juges et avocats généraux de la seule Cour de justice) en janvier 2014, malgré les hurlements du greffier Alfredo Calot Escobar qui a même déposé trois mémorandums de protestation, les 11 novembre et 2 décembre 2013 et le 15 janvier 2014. J’en ai aussi demandé la communication, en vain : « il s’agit de documents contenant pour l’essentiel des données personnelles sensibles des candidats et la réglementation en vigueur ne nous permet pas de les divulguer en l’état ». J’ai donc fait une demande officielle d’accès à ces documents qui ne sont en rien confidentiels. Selon une source qui a assisté à la séance de janvier 2014, Skouris ne s’est même pas retiré lors du vote de désignation de son protégé afin que personne n’ose se révolter…
S’il venait à l’esprit de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, de placer ses protégés dans l’administration, il aurait le plus grand mal à passer par dessus la tête du secrétaire général de l’administration, du commissaire chargé de l’administration, du collège des 28 commissaires… Et surtout, un recours ne serait pas jugé par la Commission, mais par un Tribunal qui lui est extérieur, sans compter les questions que ne manquerait pas de lui poser le Parlement européen : l’affaire des emplois fictifs d’Édith Cresson qui a abouti à la démission de la Commission Santer en 1999 a montré qu’il y existait des contre pouvoirs. À Luxembourg, ce n’est pas le cas : personne, au sein de l’institution, ne prendrait le risque d’attaquer le président de la juridiction suprême de l’Union qui est aussi le président du comité administratif et donc contrôleur de l’administration. D’autant qu’un éventuel recours devrait être déposé devant le Tribunal de la fonction publique, ce qui signifie qu’il serait jugé par le plus proche conseiller de Skouris, Sean Van Raepenbusch…
Bref, le clientélisme, le copinage, voire la prévarication, peuvent se donner libre cours… Ce qui fait tache pour une institution chargée de dire le droit. Ce n’est pas un hasard si ces affaires fuitent en ce moment : l’atmosphère est de plus en plus délétère à Luxembourg. Profondément divisés sur la nécessité de doubler le nombre de juges (de 28 à 56) du Tribunal de l’Union européenne (TUE), comme le propose Vassilios Skouris, les juges européens se déchirent à belles dents. Et la loi du silence qui régnait sur le plateau du Kirchberg, à Luxembourg, vole en éclat. Ce déballage risque de durablement entacher l’image de la juridiction suprême de l’Union, jusque là immaculée.
N.B.: Une version longue de cet article (reprenant les informations déjà publiées sur ce blog) a été publiée dans Libération de samedi.